En Roumanie, "on nous fournit trop de politiquement correct quand on est dans la ligne de mire publique", selon les auteures et critiques roumaines interrogées par RRI
La librairie Humanitas Cişmigiu de Bucarest a récemment accueilli un débat intitulé « Femmes dans l’espace public », dont l’organisateur a été le PEN Club Roumanie, avec comme invités : la poétesse Magda Cârneci, présidente du PEN Club Roumanie ; les écrivaines, journalistes et traductrices Svetlana Cârstean, Adina Diniţoiu, Ioana Bâldea Constantinescu et l’écrivain, traducteur et chroniqueur Bogdan Ghiu.
Le thème de ce débat a inspiré RRI, qui a proposé à Svetlana Cârstean et Adina Diniţoiu de parler de la présence des auteurs femmes dans l’espace public de Roumanie. Svetlana Cârstean a publié deux volumes de poèmes – « La fleur d’enclume » (paru en 2008, aux Editions Cartea româneasca, et récompensé des plus importants prix littéraires roumains) et « Gravitation » (paru aux Editions Trei en 2015 et nommé aux prix de Radio Roumanie Culture et de l’hebdomadaire Observator Cultural). Critique littéraire, journaliste culturelle et traductrice de langue française, Adina Diniţoiu a publié chez « Tracus Arte » l’ouvrage « La prose de Mircea Nedelciu. Les pouvoirs de la littérature face au politique et à la mort ».
Les deux dames se sont exprimées sur leur condition d’écrivaine. Svetlana Cârstean : « Je garde en mémoire un article du ‘Scottish Pen’, que j’ai lu récemment et qui m’obsède parce que j’y ai trouvé des chiffres. Bref, l’auteure, une femme, met ensemble des statistiques et des citations et tire la conclusion que les actions d’un homme sont représentatives de l’humanité, alors que les actions d’une femme sont représentatives de cette femme-là. Autrement dit, tout ce qu’écrivent les hommes parle pour l’humanité entière, tandis que ce qui est écrit par nous, les femmes, n’a de poids que pour les femmes. L’auteur de cet article en donne un exemple : une écrivaine a envoyé, à différents éditeurs, 100 emails avec un texte qui lui appartenait. Elle a signé d’un nom masculin la moitié des messages, et d’un nom féminin l’autre moitié. Elle a reçu 7 réponses aux courriels signés au féminin, mais 17 aux autres. A vous d’en tirer les conclusions. »
Adina Diniţoiu : « En général, la critique littéraire est une zone de pouvoir à l’intérieur de l’espace de la littérature ; par leur discours, les critiques littéraires valident ou invalident un texte, et en même temps ils commettent un acte de pouvoir culturel, dessinant une hiérarchie littéraire. Moi, j’ai débuté avec l’innocence de celui qui écrit sur la littérature, qui fait de la critique sans penser à l’identité de genre. Cela m’a semblé naturel d’ignorer le genre, c’est un premier pas vers un discours critique et littéraire normal. Je souhaite que, hommes et femmes, arrivent tous à se parler normalement, sans que nous, les femmes, luttions pour une cause, sans que nous nous sentions marginalisées dans un discours public, y compris parce qu’on nous fournit trop de politiquement correct quand on est dans la ligne de mire publique. »
La perte de l’innocence vient tout de suite après le début littéraire, considère Adina Diniţoiu : «Après avoir fait mon début littéraire, je me suis rendu compte que les choses n’étaient pas simples. J’ai été obligée de prendre acte de l’identité de genre, j’ai compris que je suis aussi femme, en plus d’être critique littéraire, et que de ce fait je dois faire face à des difficultés plus grandes que celles que j’avais anticipées. Ce n’était pas vraiment un sentiment de marginalisation, mais plutôt la compréhension du fait que cette réalité complique la situation dans l’espace public des idées, surtout dans le climat social plus traditionnel de Roumanie. Je lisais l’autre jour que, dans un Indice européen d’égalité de genre de 2015, la Roumanie occupait la dernière place. Dans les conclusions, il était dit que l’UE entière n’avait parcouru que la moitié du chemin de l’affirmation de genre, de la représentation publique équilibrée des hommes et des femmes. Aujourd’hui, en tant que femme, je dois batailler plus pour que mon discours soit entendu. »
Svetlana Cârstean: « Moi, je crois qu’il ne faut même pas qu’il y ait marginalisation. Il suffit de mettre une étiquette, qui est une façon très subtile – je ne dirais pas perverse – d’éviter une marginalisation ouverte, plus facile à combattre ou à pointer. Ce sont des étiquettes, des préjugés, des concepts que nous utilisons et qui ont leurs racines dans la zone de la critique littéraire, la zone de pouvoir. »
Le débat reste ouvert. Gardons en mémoire les propos de Mihaela Ursa, qui écrivait dans son ouvrage « Le divan de l’écrivaine » (Editions Limes, 2010): « Il est important de voir si, en matière de projection du soi, les écrivaines de Roumanie se perçoivent de manière harmonieuse ou antagoniste et surtout s’il leur semble nécessaire de problématiser la relation entre leurs existences publique et privée, entre la création artistique et la vie domestique – des relations aux complications et nuances infinies ». (trad.: Ileana Ţăroi)
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