Une génération éduquée à se taire, à écouter et à ne pas sortir des sentiers battus...
Les enfants nés entre 1965, date de l’installation au pouvoir de Nicolae Ceauşescu, et 1970, et surtout ceux qui ont vu le jour après 1966, année du décret 770 sur l’interdiction des IVG, ont été appelés « la génération à clé pendue au cou ». Ceux qui approchent maintenant la cinquantaine sont également connus sous le nom de « decreţei » - « enfants du décret ». Ils devaient être éduqués dans l’esprit des idées socialistes et communistes pour conduire le pays vers le communisme.
La métaphore « enfants à clé pendue au cou» s’inspirait d’une triste réalité. Les parents accrochaient la clé de l’appartement au cou de leurs enfants pour leur permettre d’y entrer après les classes. Ils mettaient ainsi sur leurs épaules une tâche trop lourde, celle de protéger le logement et par conséquent la famille. La clé portée autour du cou donnait aux petits le sentiment d’être forts, d’être les égaux des adultes. Elle leur insufflait aussi la sensation de liberté et l’impression d’être en état de prendre des décisions. C’étaient des enfants de 11 à 12 ans, dont les parents travaillaient dans les usines et les fabriques en trois services de relais et qui n’avaient pas toujours de grands – parents prêts à les surveiller. Ils employaient le temps comme bon leur semblait en attendant le retour des parents. Les jeunes des années 1970 habitaient les immeubles des quartiers ouvriers des grandes villes du pays.
L’historienne Simona Preda, qui fait partie elle-même de cette génération, s’y est penchée de plus près. Selon elle, les caractéristiques de sa génération relèvent de la soumission: « Une génération éduquée à se taire, à écouter et à ne pas sortir des sentiers battus, à saluer avec honneur la gloire du parti, la génération entre 1965 et 1989, très étroitement liée à cette configuration urbanistique. C’est le moment où le paysage citadin change, où le conglomérat d’immeubles locatifs communiste apparaît, et des quartiers se font jour suite aux démolitions. La Roumanie change pratiquement de visage architectonique et urbanistique. Nous autres, qui avons grandi dans les crèches et moins chez les grands-parents, qui avons habité dans les immeubles locatifs et auxquels notre enfance est liée, nous sommes la génération à la clef accrochée au cou. Pourquoi étions-nous sages, les mains au dos ? Parce qu’il fallait écouter le message du parti omniprésent. Le parti nous apprenait à écouter, à être dociles, à avoir des rêves strictement à hauteur des velléités et des desiderata du régime. Le parti nous apprenait de tout, sauf à être libres. Il nous apprenait que tout était possible tant que cette possibilité avait trait à l’utopie communiste. »
L’idéologie et le style du pouvoir d’échanger avec les citoyens s’est caractérisé au plus haut degré par la brutalité, l’opacité face à l’ouverture et une éducation répressive. Dans les années 1960-1970 il n’y avait pas de signaux que le régime communiste, installé en 1945, pouvait être remplacé, et les gens s’étaient résignés et tentaient de vivre autant que possible à l’abri des intrusions du pouvoir abusif. C’est ainsi qu’ils ont fait l’apprentissage de la duplicité, ce que George Orwell a nommé la double pensée dans son roman 1984.
Simona Preda a souligné que la génération à la clef pendue au cou a été le cobaye de la pédagogie de la duplicité : « Depuis que nous étions petits, nous avons été obligés à apprendre aussi la leçon de la duplicité. On nous parlait d’une certaine manière à l’école, et d’une autre façon à la maison, et c’est d’une manière encore différente que nous suivions le discours officiel à la Radio ou à la télévision ou dans la presse. Cette génération des hommes nouveaux a façonné notre devenir et notre personnalité dès notre enfance d’après la leçon de la duplicité. Il ne fallait pas dire à l’extérieur ce que l’on entendait dans la maison. Peut-être que le grand-père ou le père écoutaient Radio Free Europe, peut-être qu’il y avait certains conseils, certains secrets, mais qui ne devaient pas être révélés à l’extérieur. Cette notion, « à l’extérieur », mérite un peu d’attention, parce que le système communiste a toujours présenté le capitalisme et la notion de « à l’extérieur » comme étant quelque chose de blâmable et d’inéquitable d’emblée. Tout ce qui présupposait une frontière, même symbolique, la notion de « à l’extérieur », faisait partie de ce champ de l’altérité qui devait être blâmée et opposée au régime communiste « de l’intérieur. »
La dépersonnalisation a été une méthode d’anéantissement de l’ennemi, très utilisée par les tyrannies. Pour le communisme, elle a représenté l’unique moyen de façonner la personnalité des gens. Comme cette génération à clé devait remplacer celle qui gardait toujours des réminiscences bourgeoises au niveau de l’éducation et de la conduite, la dépersonnalisation passait non seulement pour une méthode de la pédagogie communiste, mais aussi et surtout pour une manière de rendre plus facile le parcours professionnel des futurs adultes.
Simona Preda: « Que supposait cette dépersonnalisation? Le desideratum suprême du régime était de réduire l’homme nouveau à l’état de masse amorphe, où l’individualité était encouragée peu ou prou à se faire remarquer. Les différentes distinctions accordées en ces temps-là récompensaient non pas l’individu, mais la classe, le détachement de pionniers, l’école, le département. Surtout vers la fin du régime communiste, on a tenté de faire fondre les millions de petits « Moi » en un immense « Nous ». Les premières pépinières des futurs hommes nouveaux étaient les organisations de « Faucons de la patrie » et de pionniers. »
Au plus haut niveau, sous le contrôle de l’idéologie, la pédagogie répressive et la propagande se sont donné la main pour forger l’homme nouveau: un communiste dépersonnalisé, rééduqué. Au niveau intermédiaire, ce rôle incombait aux activités périscolaires, dont les cercles et les cénacles, les travaux agricoles, l’activisme politique des enseignants. En bas de cet échafaudage, il y avait les projets que se faisaient les parents quant à la place de leur progéniture dans un monde toujours plus hostile, comme les années 1980 allaient s’avérer d’ailleurs.
A la grande surprise du régime communiste, ce sera cette génération à clé qui lui portera le coup de grâce en 1989. Cette génération, dépouillée de personnalité et épuisée par de tristes perspectives existentielles, allait voir s’éveiller en elle le sens de la liberté et de la dignité humaine. Alors là, au lieu de construire le socialisme, elle retournera aux valeurs humaines, démocratiques, bafouées par la tyrannie communiste. (trad.: Mariana Tudose, Ligia Mihaiescu)
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