Le moment zéro de la naissance de l'Etat roumain moderne.
Le monde moderne, le sentiment national et les nouvelles valeurs promues par la Révolution française ont fait une entrée fracassante dans l'espace Sud-Est européen durant la première moitié du XIXe siècle. Mais l'Europe d'après l'épopée napoléonienne était dominée par la Sainte Alliance, scellée entre la Russie, l'Autriche et la Prusse. Une Europe plutôt conservatrice donc, à l'opposé du libéralisme qui avait eu cours au XVIIIe siècle, et qui avait encouragé l'essor de certaines formes de relations de type capitaliste, aux relents nationaux.
Avec le déclin de l'empire Ottoman, l'espace roumain voit aussi l'émergence d'une Russie conquérante, aux visées impériales. Une Russie plutôt conservatrice aussi, où les réformes, initiées par le tsar Pierre le Grand, au début du XVIIIe siècle, peinaient à gagner du terrain. Certes, son successeur, le tsar Alexandre I avait lui aussi tenté de réformer la Russie au début du XIXe siècle, en prenant pour cela exemple sur la France. Mais la Terreur et le bain de sang qui mirent un terme à la Révolution française le refroidirent pourtant assez vite. Puis, la Sainte Alliance, scellée entre ces puissances victorieuses de Napoléon, semblait avoir abandonné toute tentative de réformes, pour s'ériger tout simplement en garant de l'ordre établi.
Pour ce qui est de l'espace roumain, il se trouvait depuis plusieurs siècles sous l'influence du conservatisme ottoman. Les réformes qui voient le jour ailleurs ont encore plus de peine à prendre le dessus ici, car si la Russie pouvait se targuer de compter sur une élite gagnée aux valeurs européennes, la Sublime Porte misait sur une élite corrompue et inefficace, imposée aussi sur le trône des principautés roumaines, au moyen des princes phanariotes, issus de grandes familles grecques de Constantinople. C'est bien dans ce contexte que l'on assiste à la résurgence d'une forme de nationalisme roumain, qui cherchait à se rapprocher d'une Russie aux apparences libérales, tout en se distançant de la puissance ottomane suzeraine.
En 1826, la Russie et l'Empire ottoman avaient signé la Convention d'Akkerman, qui mettait un terme à la succession des règnes phanariotes sur les trônes de Valachie et de Moldavie. C'était l'occasion pour que le pouvoir dirigeant revienne aux familles régnantes de souche. Ce furent Ioniță Sandu Sturdza en Moldavie et Grégoire Ghica en Valachie, élus par des assemblées de boyards, dont les règnes devaient durer 7 ans. À la suite de la Convention d'Akkerman, les pays roumains pouvaient également nouer des traités commerciaux avec des Etats tiers. Deux années plus tard, en 1828, l'Empire ottoman se trouve à nouveau aux prises avec la Russie, suite à la décision de la Sublime Porte de bannir le passage des navires russes par les détroits de Bosphore et Dardanelles. La victoire russe, scellée par le Traité de paix d'Andrinople, oblige le sultan à relâcher davantage l'étau dans lequel il tenait depuis des lustres les pays roumains.
L'historien Constantin Ardeleanu, professeur à l'université du Bas-Danube de la ville de Galaţi, considère le Traité d'Andrinople le moment zéro de la naissance de l'Etat roumain moderne : « La paix d'Andrinople a été un moment charnière de l'histoire roumaine. C'est le moment où les pays roumains se voient délivrer du monopole économique et commercial ottoman, c'est aussi le moment où le capitalisme occidental fait son entrée dans l'espace roumain. Le Traité d'Andrinople donne le coup d'envoi au processus de modernisation économique des Principautés roumaines, qui peuvent désormais se connecter librement au marché mondial. Des relations de type capitaliste avaient sans doute existé avant cela mais, à partir de 1829, les Principautés roumaines deviennent une plaque tournante dans le commerce céréalier mondial, arrêtant de fournir les seuls marchés d'Istanbul. La modernisation économique que ce changement de donne entraîne aura un impact majeur sur l'ensemble de la société roumaine des deux principautés. »
Après la guerre, le traité d'Andrinople creuse la première brèche dans la mainmise ottomane sur l'économie roumaine. Signé le 14 septembre 1829, le Traité accordait à la Russie le statut de Puissance protectrice de la Valachie et de la Moldavie. Certes, la Sublime Porte gardait encore son statut de Puissance suzeraine des deux Etats roumains, mais son monopole était battu en brèche. La frontière sud de la Valachie allait désormais suivre le tracé du Danube, les Ottomans devant abandonner leurs têtes de pont, auparavant fixées sur la rive gauche du fleuve. La Valachie recouvrait sa souveraineté sur les ports danubiens de Turnu, Giurgiu et Brăila. La Moldavie bâtissait son propre port, à Galati. Et la liberté de navigation sur le Danube allait être désormais garantie. Le commerce céréalier allait prendre son envol, assurant les rentrées financières nécessaires au développement économique à venir des deux Principautés danubiennes.
Mais le traité d'Andrinople consentait aussi une présence militaire russe sur le sol roumain. Une présence plutôt faste et bien accueillie au départ, car avant 1834 l'administration russe allait promouvoir des réformes libérales, à certains égards plus avancées qu'en Russie même. C'est ainsi qu'au temps du gouverneur russe Pavel Kiseleff les pays roumains connurent leur premier projet de constitution, sous l'appellation de Règlement organique. Les historiens d'aujourd'hui s'accordent à dire que l'engouement de l'administration russe pour les réformes n'était au fond qu'une sorte de coup d'essai, voué à tester la réaction aux réformes libérales d'une société orthodoxe et encore archaïque, une expérience vouée à être répliquée par la suite en Russie même, en cas de succès. Mais pour les Principautés danubiennes, l'impact de ces réformes fut salutaire. Et, à partir de 1834, les Roumains s'avéreront capables de prendre de plus en plus leur destinée en main et de construire un projet national, cohérent et rationnel. (Trad. Ionut Jugureanu)
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