En mars 1989, un homme s'immolait par le feu sur une piste de ski de Poiana Braşov, pour protester contre le régime communiste de Roumanie.
Le 2 mars 1989, un brasier dévalait la piste de ski Bradu, de Poiana Braşov, sous le regard ébahi de centaines de touristes. Affalé sous un sapin au bout de sa course folle vers la mort, la torche encore vivante a eu l'énergie de sortir de sa parka en flammes un écriteau sur lequel l'on pouvait y lire : « Stop Murder. Braşov = Auschwitz ». L'homme qui s'est immolé entendait protester ainsi contre la catastrophe annoncée dans laquelle le pouvoir communiste avait plongé le pays. Il se solidarisait aussi avec les grèves ouvrières qui avaient éclaté en novembre 1987 dans les usines « L'étendard rouge » et « Le tracteur » de Braşov et que les autorités communistes avaient réprimées sauvagement. Trente ans plus tard, le sacrifice de Liviu Babeş garde encore toute la force de l'impuissance qui explose, du geste protestataire suprême, face à la passivité et à au manque d'espoir qui caractérisaient le quotidien des Roumains, à l'époque. A l'instar d'autres héros anticommunistes, Liviu Babeş a été un martyr civique. Son nom allonge la liste des immolés anticommunistes, ouverte par les Tchèques Jan Palach, Evžen Plocek et Jan Zajíc, et qui continue avec le Polonais Ryszard Siwiec, le Lituanien Romas Kalanta, l'Ukrainien Oleksa Hirnyk et le Hongrois Sandor Bauer.
Né le 10 septembre 1942, Liviu Babeş travaillait comme électricien dans une usine de Brasov. Peintre amateur à ses heures perdues, il avait marqué discrètement, plusieurs semaines avant son suicide, sur le verso de sa dernière toile, le mot allemand Ende, la fin. Babeş avait été profondément meurtri par la dégradation accélérée de la situation politique, économique, sociale, culturelle et, surtout, morale, de la Roumanie des années 1980. Les grèves ouvrières qui ont éclatée ces années-là dans les deux usines phares du monde ouvrier de Brasov, celles de « L'étendard rouge/Steagul roşu » et « Le tracteur/Tractorul », renforce sa détermination d'agir. Son épouse remémore sa révolte face à la passivité des autres devant l'oppression politique, les injustices et la misère économique omniprésente.
Le journaliste et écrivain Mircea Brenciu est l'auteur d'un livre dédié à Liviu Babes, et intitulé « Le martyr », où il apprécie Babeş comme un intellectuel de haut vol, et son geste singulier comme un acte de haute valeur morale et civique : « Babeş était un intellectuel raffiné. Il a exposé ses toiles, en a vendu, il avait une certaine cote à Brasov à ce moment-là. Mais son sacrifice est un geste sotériologique, c'est un véritable sacrifice, au sens premier du terme. Babeş fait partie de cette élite qui n'a pas pu accepter les atrocités commises par le régime communiste. Mais il faisait à la fois partie de la classe ouvrière, il travaillait dans une usine, avec des gens simples. Il n'a pas fait ce geste sur un coup de tête. Il le prémédite avec une étonnante lucidité, et la manière dont il décide de diffuser son message, en brasier dévalant la pente, démontre un niveau supérieur d'intelligence, un certain niveau culturel. Et puis l'écriteau qu'il abandonne sur la piste, avec ces mots qui frappent les esprits : « Stop Murder. Braşov = Auschwitz ». C'est loin d'être l'œuvre d'un simplet, c'est une conscience agissante, d'un véritable intellectuel. »
En 1968, l'étudiant tchèque Jan Palach s'immolait publiquement place Wenceslas, à Prague, pour protester contre l'invasion de la Tchécoslovaquie par les troupes du Pacte de Varsovie, qui mettaient brutalement fin au Printemps de Prague. Mircea Brenciu fait le parallèle entre le sacrifice de Palach et celui de Babeş: « Babeş prémédite longuement son acte, et sa mise en oeuvre est magistrale. Cet acte a un caractère véritablement héroïque, de tragédie antique. Jan Palach commet son autodafé dans un moment d'explosion collective. Babeş le fait froidement, après un long calcul. La veille et le jour même, il rencontre des amis, des connaissances, il fait des blagues, sans rien laisser paraître de ce qu'il prépare. C'est pour flouer les éventuels surveillants. A cette époque d'intense surveillance policière, celle de la police politique, de la Securitate, il ne pouvait pas laisser transparaître l'ombre d'un soupçon de ce qu'il planifiait, même auprès de ses plus proches amis. Il savait qu'il y avait des taupes partout, dans tous les milieux, des taupes qui n'attendaient que d'avoir vent du moindre signe de révolte contre le régime pour agir. Jan Palach, lui, a la chance, si on peut dire, d'avoir à ses côtés, ou derrière lui, les centaines de milliers de Tchèques qui protestaient contre l'invasion de leur pays. Babeş est tout seul, face à une dictature terrible, et dans un silence assourdissant. Son sacrifice a quelque chose de terriblement héroïque et tragique à la fois. »
Mircea Brenciu n'a pas eu beaucoup de sources documentaires à sa disposition pour écrire « Le martyr ». Il nous parle de cette absence manifeste et voulue de toutes traces écrites : « A partir du moment où il est emporté par l'ambulance, sa famille, ses proches, n'ont plus aucune nouvelle de lui. Mais ce qui est d'autant plus étrange, c'est qu'il meurt très vite, le jour même semble-t-il. Or, les grands brûlés ne meurent pas vite. Souvent, il faut attendre que leurs reins cèdent. Alors que Babeş est déclaré mort le jour même. De surcroît, l'on interdit à la famille de le voir, et ce en dépit de la tradition orthodoxe. On n'a jamais diligenté une véritable enquête au sujet de sa mort. Aujourd'hui, il serait sans doute trop tard. »
Son corps a été inhumé dans un coin isolé du cimetière municipal de Braşov, les obsèques ayant eu lieu sous la stricte surveillance des agents de la Securitate. Douze heures plus tard, Radio Free Europe annonçait la tragédie. Le monde apprenait ainsi le sacrifice de cet esprit libre, de cette personnalité d'exception. C'était, il y a trente ans. (Trad. Ionut Jugureanu)
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