Les rites orthodoxes du printemps entre foi, folklore et traditions pascales
En Roumanie, cette fête mêle spiritualité orthodoxe et traditions populaires millénaires, notamment dans les villages de Bucovine, au nord du pays, où la teinture d’œufs selon des techniques ancestrales reste une pratique vivace et reconnue à l'internationale.
Ana-Maria Cononovici, 22.04.2025, 11:00
Partout dans le monde chrétien, Pâques est célébrée selon des coutumes propres à chaque culture : en Suisse, on orne les fontaines, en Allemagne on brûle les sapins de Noël restants, au Mexique on réduit en cendres des effigies en papier, tandis qu’aux États-Unis, les processions animent les rues. En Roumanie, cette fête mêle spiritualité orthodoxe et traditions populaires millénaires, notamment dans les villages de Bucovine, au nord du pays, où la teinture d’œufs selon des techniques ancestrales reste une pratique vivace et reconnue à l’internationale.
Aurel Prepeliuc, ethnographe au Musée du Village de Bucovine à Suceava, explique que les traditions pascales roumaines plongent leurs racines dans un passé préchrétien, où rites agraires et croyances populaires se sont progressivement imbriqués dans le calendrier liturgique.
« Les rites religieux se mêlent aux rituels populaires de renouvellement symbolique du temps, un aspect repris par le pré-christianisme et implanté plus tard, de manière sacralisée, à travers l’épisode de la résurrection du Christ. Bien sûr, toute grande fête doit être précédée d’un jeûne pour être vécue plus intensément, et ce jeûne avant la fête de Pâques est aussi le plus long de l’année, puisqu’il dure 7 semaines. C’est pourquoi la dernière nuit avant le début du carême est une nuit spéciale, du moins en Bucovine. Il s’agit essentiellement d’une fête nocturne, d’une libération des énergies, au cours de laquelle des excès culinaires sont également commis et il existe un certain nombre de coutumes, qui varient d’un village à l’autre, certains sorts peuvent être jetés, mais ils doivent être nettoyés le lendemain, le premier jour du jeûne, lorsque la « Spolocania » a lieu. Tous ceux qui ont fait des excès la veille doivent se soumettre au rituel de la consommation d’alcool, parfois en grande quantité, pour faire disparaître toute trace de nourriture ou de fruit, ce qui est interdit pendant le jeûne. Et l’on sait que l’alcool est un désinfectant ».
Un voyage rituel au cœur du printemps roumain
Ces pratiques de transition vers le jeûne sont accompagnées de gestes concrets et symboliques, comme le nettoyage minutieux des ustensiles utilisés pour cuisiner avant Pâques. Aurel Prepeliuc, ethnographe au Musée du Village de Bucovine à Suceava, décrit une tradition qui allie hygiène, spiritualité et sens communautaire :
« Les blide (plats en argile, en bois ou en étain dans lesquels on mettait la nourriture) étaient lavés avec de la soude pour éliminer les restes de la consommation de viandes et de laitages. Ceux qui pouvaient se le permettre et qui possédaient plusieurs de ces plats les montaient même au grenier et en apportaient d’autres qui devaient être nettoyés. Au milieu du carême, il y avait la mi-carême. C’est là que la ménagère faisait une sorte d’inventaire dans lequel elle calculait si elle avait assez d’œufs, si elle en avait peint ou incrusté assez, afin d’être à jour dans cette activité à Pâques ».
Des racines anciennes pour une fête sacrée
Les œufs peints – souvent décorés à la cire ou incrustés – représentent un art transmis de génération en génération. Dans la tradition orthodoxe roumaine, ils sont bien plus que décoratifs : ils incarnent le cycle de la vie, la renaissance et la lumière pascale. À l’approche du dimanche des Rameaux, appelé Florii en Roumanie, une symbolique végétale s’invite dans les maisons : celle du saule, arbre sacré dans les traditions orthodoxes et populaires. Aurel Prepeliuc, ethnographe au Musée du Village de Bucovine à Suceava, nous raconte :
« Les fleurs viennent de la déesse Flora, nous parlons donc d’une fête qui a des racines préchrétiennes. Le symbole des célébrations de Florii, partout en Roumanie, est la branche de saule. Le saule est considéré comme un arbre sacré, et même les bergers de la région, qui ne pouvaient pas se rendre chez le prêtre, pouvaient se confesser au saule. Ces branches de saule, également appelées mâțișori « mastichori », étaient consacrées le dimanche à l’église, mais elles jouaient également un rôle apotropaïque, de protection de la maison. Elles étaient utilisées en été contre le tonnerre, la foudre, la grêle, et au printemps, ces fagots étaient plantés dans les planches d’oignons et d’ail qui sortaient plus tôt au printemps, on pensait qu’ils les aidaient à mieux pousser ».
Un folklore vivant et un héritage spirituel
La Semaine Sainte – Săptămâna Mare – ne se limite pas aux liturgies : elle est traversée de rituels populaires qui perpétuent une lecture symbolique de la nature et du travail humain. Le jeudi saint, notamment, est chargé de pratiques magiques anciennes, comme l’explique Aurel Prepeliuc, ethnographe au Musée du Village de Bucovine à Suceava :
« Le jeudi saint est rempli de rituels. Il y avait des rituels magiques d’origine pré-chrétienne. Il y avait les aumônes du Jeudi Saint en souvenir des ancêtres. Il y avait aussi des feux de purification, y compris sur les tombes. Mais il y avait aussi un personnage très intéressant, Joimărița, une représentation fantastique, une sorte de déesse de la mort. On croyait qu’elle faisait du mal aux femmes, si elles manquaient de filer la laine et aux garçons, s’ils ne réparaient pas les clôtures. Cette croyance était une sorte d’attitude de la communauté visant à contrôler ses membres pour qu’ils soient à l’heure dans les travaux agricoles et ménagers, afin qu’ils ne deviennent pas un fardeau plus tard ou qu’ils ne soient pas une honte pour leur famille ! Ce moment où l’on aspergeait les filles de parfum a également eu lieu dans la région de Bucovine, mais principalement par l’intermédiaire des Allemands, des Polonais et des Slovaques de la région, qui étaient pour la plupart catholiques ».
Les célébrations culminent avec la préparation du panier pascal, păscărița, qui sera béni lors de la vigile pascale. Un dernier geste relie le monde visible à l’invisible : les coquilles d’œufs teints, jetées dans les rivières, sont censées signaler la fête de Pâques aux Blajinii, des géants mythologiques vivant isolés dans les montagnes, qui ne peuvent connaître la date de la résurrection que grâce à ces fragments flottants. Ainsi, entre rites orthodoxes et croyances ancestrales, la Roumanie tisse autour de Pâques une mosaïque culturelle où la foi se conjugue à la nature, à la mémoire et à la fête.
