Journalisme roumain : entre méfiance croissante et élans de renouveau
Selon une récente étude, seuls 27 % des Roumains déclaraient faire confiance à la presse en 2024, contre 39 % en 2017. Cette étude de référence, souvent qualifiée de radiographie la plus complète de l’écosystème médiatique mondial, met aussi en lumière une exception notable : Radio Roumanie se classe parmi les marques médiatiques les plus fiables du pays

Iulia Hau, 11.06.2025, 11:00
En Roumanie, la confiance du public dans les médias connaît une chute préoccupante. Le dernier rapport du Reuters Institute for the Study of Journalism, publié l’an dernier, révèle une perte significative de crédibilité : seuls 27 % des Roumains déclaraient faire confiance à la presse en 2024, contre 39 % en 2017. Cette étude de référence, souvent qualifiée de radiographie la plus complète de l’écosystème médiatique mondial, met aussi en lumière une exception notable : Radio Roumanie se classe parmi les marques médiatiques les plus fiables du pays.
En parallèle, un autre constat interpellant émerge de l’Eurobaromètre 2023 : les Roumains consomment davantage d’informations via les réseaux sociaux que la moyenne européenne. Un comportement qui, conjugué à des incidents récurrents d’intimidation de journalistes, dessine un paysage médiatique tendu et fragmenté.
Superscrieri : le journalisme d’impact mis à l’honneur
Dans ce contexte, le gala Superscrieri (Superscripts), organisé chaque année depuis 2011 par l’ONG Friends for Friends, apparaît comme un espace d’affirmation et de reconnaissance pour le journalisme d’intérêt public. Plus qu’un événement de remise de prix, Superscrieri soutient les journalistes et projets civiques à travers des bourses, des ateliers et des débats annuels. La 14e édition, qui s’est tenue récemment, a mis à l’honneur une série de travaux journalistiques marquants réalisés en 2024 : enquêtes sur les abus dans les universités, violences sexistes dans la sphère politique, fraudes immobilières, état du système de santé mentale, récits de migrants asiatiques en Roumanie, dérives de l’intelligence artificielle à l’égard des jeunes filles, mais aussi projets de photographie documentaire sur les catastrophes climatiques, éducation politique numérique, et ouvrages de non-fiction.
Alexandra Cantor, directrice exécutive chez Friends for Friends, revient sur la transformation du paysage journalistique roumain au fil des ans :
« Il me semble que les choses ont beaucoup évolué. Je me souviens que lors du premier gala auquel j’ai assisté, il y avait, je crois, une poignée de publications, je ne sais pas s’il y en avait plus de cinq ou six, je ne veux pas me tromper, mais je ne pense pas qu’il y en avait autant. Certains projets indépendants venaient tout juste de naître à l’époque, ou ils étaient encore assez nouveaux. Et le gala lui-même était beaucoup plus petit, parce que les journalistes qui soumettent aujourd’hui des documents aux galas étaient beaucoup moins nombreux à l’époque. Il me semble que ce secteur de la presse s’est beaucoup développé, avec des projets de presse qui sont en fait indépendants ou non affiliés à de grandes organisations médiatiques. Il me semble que le nombre de journalistes qui s’y consacrent a également augmenté. J’ai vu beaucoup de jeunes, au cours des deux dernières années lors des galas Superscrieri, et j’en suis vraiment ravie ! Je sais que ce que nous voyons au gala et à Superscrieri n’est pas représentatif de l’ensemble du marché, car celui-ci est très vaste. Et je sais qu’en général, il est difficile d’attirer de nouveaux talents. »
Santé mentale, financements et indépendance : les défis persistants
Cette année, la santé mentale a été choisie comme thème central du gala, un sujet encore trop peu exploré dans les médias roumains. Pour Alexandra Cantor, il s’agissait d’une évidence après de nombreuses conversations avec des journalistes impliqués dans le projet :
« C’est parti de plusieurs discussions au cours des deux dernières années avec des journalistes proches du projet et nous avons pris conscience qu’il y avait un vrai besoin. Il faut parler de la santé mentale. Il est nécessaire de commencer à avoir ces discussions dans la presse. Je ne sais pas encore si nous avons nécessairement réussi à ouvrir ce dialogue, mais je l’espère. Je sais qu’avant, beaucoup de gens sentaient qu’ils avaient des problèmes de santé mentale, mais ils avaient du mal à les reconnaître ou ne savaient pas quoi faire à ce sujet. Je pense que ce problème persiste et, comme je l’ai dit sur scène lors du gala, j’espère que ce que nous avons fait avec cette édition n’est qu’un début ; ouvrir un espace pour en discuter et trouver des solutions ensemble sur ce que nous pourrions faire mieux. »
Mais malgré l’essor qualitatif des productions journalistiques, la viabilité financière des rédactions indépendantes reste un défi majeur. Alexandra Cantor souligne l’impact des nouveaux modèles de diffusion de l’information, profondément altérés par les algorithmes et la logique des plateformes sociales :
« Je sais qu’il s’agit d’un problème mondial de toute façon. Je veux dire que le financement de la presse est un problème en général ou que les modèles économiques durables dans la presse sont un problème – en particulier dans ce contexte, où les algorithmes et les réseaux sociaux ont beaucoup influencé la façon dont le journalisme a été promu ces dernières années et la façon dont il est promu aujourd’hui, ce qui n’est pas le cas, parce que les réseaux sociaux ne veulent pas promouvoir autant de contenu de bonne qualité. »
La question de l’équilibre entre financements privés et soutien de la société civile reste également au cœur des débats. Alexandra Cantor, forte d’une expérience à la fois dans le secteur entrepreneurial et associatif, plaide pour un dialogue renouvelé :
« Jusqu’à ce que je commence à travailler en 2021 à Friends for Friends, je n’ai pas travaillé dans la société civile, j’ai travaillé dans le monde des affaires, donc peut-être qu’il est facile pour moi d’avoir en quelque sorte les deux perspectives. Je pense qu’il peut y avoir une relation saine entre les entreprises et le journalisme. Je pense que le secteur a beaucoup souffert ces dernières années à cause de la façon dont la publicité qui en a été faite ici, où tout tourne autour des chiffres et rien d’autre. Les entreprises ont compris que si elles payaient la presse pour qu’elle écrive des choses agréables à leur sujet – des publireportages ou des relations publiques – tout irait bien. Et je pense qu’à cause de cela, cette relation a commencé à se détériorer à partir d’un certain moment. Mais en même temps, je pense que les entreprises savent et comprennent que soutenir la presse ne veut pas dire avoir une influence sur le contenu. Il s’agit plutôt d’un exercice pour maintenir une démocratie qui fonctionne et un marché libre dans lequel vous opérez. Je pense qu’il faut davantage de dialogue entre ces deux parties, et je pense que ce dialogue fait cruellement défaut. »
Le prix Superscriere de l’année 2025 a été décerné à la publication moldave Ziarul de Gardă, pour une enquête saisissante révélant l’ingérence russe dans l’élection présidentielle moldave de 2024 ainsi que dans le référendum sur l’intégration européenne. Une récompense qui souligne l’importance croissante du journalisme d’investigation transfrontalier dans un contexte géopolitique sous tension. Le tableau qu’offre le journalisme roumain aujourd’hui est fait de contrastes : d’un côté, une perte alarmante de confiance de la part du public, une exposition croissante aux réseaux sociaux peu régulés et une dépendance financière encore non résolue ; de l’autre, une vitalité palpable, incarnée par une jeune génération de reporters engagés, des initiatives indépendantes de qualité, et des plateformes comme Superscrieri qui valorisent l’intégrité, le courage et l’innovation éditoriale. Dans un environnement où la démocratie est mise à l’épreuve, le journalisme de solutions et d’investigation ne constitue pas seulement un contre-pouvoir : il devient un acte de résistance civique. À condition d’être soutenu, préservé et financé de manière saine, il peut non seulement regagner la confiance du public, mais aussi restaurer les fondements fragilisés du débat démocratique.