L’histoire d’un métier en voie de disparition
Les métiers traditionnels sont en voie de disparition alors que la production de série a accaparé le marché mondial. Et pourtant, il y a encore des régions où un homme affirme sa résistance par la pratique d’un métier ancien. C’est aussi le cas de Petru Chincea, le dernier ceinturier du département de Caraș-Severin.
Ana-Maria Cononovici, 20.05.2025, 10:49
Les métiers d’autrefois ont quasi disparu. Quelques personnes seulement les pratiquent encore, ce qui rend leur art d’autant plus précieux et leurs histoires d’autant plus intéressantes. C’est le cas de notre invité du jour, Petru Chincea, ceinturier. Originaire des Monts du Banat (ouest), cela fait 60 ans déjà qu’il travaille le cuir de ses propres mains, avec la même passion, en fabriquant des ceintures et autres objets similaires. Un métier qu’il a appris dès son enfance et qu’il perpétue à la lettre.
Un métier hérité de son grand-père
Petru Chincea raconte :
« J’ai hérité ce métier de mon grand-père maternel. Il était paysan, mais il travaillait à l’usine sidérurgique. Là-bas, il y avait plein de ceintures qui étaient tout simplement jetées à la poubelle, bien qu’encore en bon état. Mon grand-père, lui, s’est alors demandé : qu’est-ce que je pourrais en faire ? Et il a commencé à fabriquer des harnais d’attelage pour les chevaux. Le soir, il essayait de me convaincre de l’aider, puisqu’il aurait aimé que son petit-fils suive ses pas et perpétue sa passion. Car c’était bien une passion, pas un métier. Lui, il travaillait à l’usine et le soir, il fabriquait des ceintures. Il en faisait pour les gens du village, étant payé par journée de travail. Et il me disait : « Mon petit-fils, viens voir comment je travaille et ton Papy te récompensera ». – ‘Mais comment vas-tu me récompenser ? » je lui demandais. Il me disait : « Je te donne un leu et tu achètes des bonbons avec ! » Pour moi, c’était vraiment fantastique ! »
Le père de Petru Chincea aurait aimé que son fils travaille comme lui, à l’usine. Mais le jeune Petru n’a pas été attiré par cette activité, puisqu’il voyait chaque jour son père porter ses vieilles salopettes sales, comme il nous l’a raconté. Alors, après avoir fini 10 années d’étude, il a quitté sa ville natale de Resita pour se rendre à Iasi (est) et suivre une école professionnelle. Il en est revenu après trois mois, pour travailler dans un atelier qui appartenait à un autre ouvrier de l’usine sidérurgique et où les maîtres ceinturiers étaient formés.
Petru Chincea poursuit son histoire :
« C’est ainsi que j’ai commencé mon métier. J’ai passé deux ans au sein de cet atelier, j’étais sous contrat. C’est mon père qui a dû signer un contrat sur 5 ans. Pourtant, au moment où je suis parti pour faire mon service militaire obligatoire, j’étais plutôt attiré par le travail dans l’industrie sidérurgique, car il était payé le triple du salaire que je touchais à l’atelier. En revanche, l’atelier me permettait d’avoir plus de liberté, des horaires plus flexibles, mais le salaire était trop faible. Mais moi, je me suis marié avant mon service militaire et j’avais besoin d’argent. Mes camarades ceinturiers qui travaillaient à l’usine me tenaient au courant des postes disponibles : quelqu’un est parti à la retraite, un autre est parti travailler en Allemagne, venez les remplacer si vous voulez. Alors, une fois le service militaire terminé, je les ai rejoints ».
Au début, l’usine sidérurgique embauchait uniquement des Allemands et des Hongrois, deux ethnies très bien représentées dans l’ouest de la Roumanie. Ce n’est que plus tard que les Roumains ont appris des métiers, comme celui de ceinturier ou cordonnier. Puis, vers la fin des années 80, l’usine comptait 14 ceinturiers, par rapport aux 40 mentionnés dans les archives d’après la Seconde guerre mondiale.
Les temps changent, il faut s’adapter
Et comme les temps étaient en train de changer, notre invité a dû lui aussi s’adapter. Il a donc ouvert son propre atelier. Petru Chincea se souvient :
« En 2000, je me suis rendu compte que l’usine allait bientôt ne plus avoir besoin de ceinturiers. Alors, j’ai commencé à ramasser des outils pour mettre sur pied un petit atelier. Tous les outils étaient fabriqués à l’usine, c’était comme ça. C’est donc en 2001 que j’ai ouvert mon propre atelier. J’y travaillais 10 heures par jour. Aujourd’hui je regrette ne pas pouvoir le laisser en héritage, puisque je n’ai pas d’enfants et que personne ne souhaite plus apprendre ce métier ».
Dans son propre atelier, Petru Chincea a appris à tout faire, tout ce qui lui était demandé, même des chaussures. Il y passait le plus clair de son temps, beaucoup plus qu’à l’usine. Et il a aussi dû mettre à l’épreuve sa créativité, explique-t-il :
« Effectivement, il faut avoir un peu de créativité, tout comme un peintre ou un sculpteur. Quand on m’a demandé de faire des chaussures, j’en ai fait. Et bien d’autres objets. Un beau jour, ces métiers en voie de disparition seront de nouveau recherchés, et, à ce moment-là, il n’y aura plus personne pour répondre à la demande, car on ne forme plus les jeunes. Les jeunes d’aujourd’hui, ils préfèrent la technologie, Internet. Moi, je fais des ceintures pour les pantalons, des ceintures épaisses comme celles portées par les bergers ou celles que les vieux du village utilisaient autrefois lorsqu’ils allaient travailler dans les champs, des ceintures pour les sportifs ou ceux qui ont des maux de dos. Je fabrique aussi des étuis à couteau en cuir, des laisses pour chiens, des chaussures pour le costume traditionnel dont le cuir est plus fin … Bref, un peu de tout. »
L’atelier, un lieu de patrimoine vivant
Jadis, le travail du cuir était un métier essentiel pratiqué dans les villages roumains, car les paysans avaient besoin d’équipements durables pour le travail des animaux et autres produits quotidiens comme ceux mentionnés par notre invité. Aujourd’hui, les produits de Petru Chincea sont surtout appréciés en tant qu’objets d’art traditionnel lorsqu’ils sont exposés aux foires et festivals traditionnels ou parfois dans des collections privées. Chaque objet est unique, car fait à la main et décoré de motifs traditionnels spécifiques de la région du Banat. En tant que l’un des derniers représentants de son art, pour ses confrères, Petru Chincea est plus qu’un maître artisan. Il est un symbole de sa communauté, un témoin vivant d’un monde en voie de disparition, alors que son atelier est un véritable lieu de patrimoine vivant. (trad. Valentina Beleavski)