Dimitrie Cantemir, le musicien
Le prince Dimitrie Cantemir a lu et écrit des ouvrages dhistoires, de géographie, de musicologie, de philosophie et de littérature, devenant membre de lAcadémie des sciences de Berlin.
Christine Leșcu, 28.01.2024, 10:30
Cantemir, prince de la Moldavie
Célébré en 2023 à l’occasion d’un double
tricentenaire, le prince érudit Dimitrie Cantemir est né à Iași en 1673 et il
est mort à son domaine de Russie en 1723. Cantemir est monté sur le trône de la
principauté de Moldavie en 1693, et ensuite entre 1710 et 1711, il s’est battu
pour défendre son pays, il a lu et écrit des ouvrages d’histoires, de
géographie, de musicologie, de philosophie et de littérature, devenant membre
de l’Académie des sciences de Berlin.
Un intellectuel remarquable
Intellectuel remarquable, premier adepte
roumain de la philosophie des Lumières et reconnu en tant que tel, Dimitrie,
ainsi que son frère Antioh, a bénéficié pleinement de l’éducation de haut
niveau mise à leur disposition par leur père, Constantin Cantemir. Il parait
que celui-ci, également prince de Moldavie en son temps, savait à peine lire et
écrire. Le très jeune Dimitrie a été envoyé comme gage à la Sublime Porte,
selon une coutume de l’époque par laquelle le sultan ottoman s’assurait la
loyauté des voïvodes vassaux des Principautés roumaines.
C’est à Constantinople
(Istanbul) que le futur prince régnant allait peaufiner son éducation et sa
culture: maîtrise de plusieurs langues étrangères, études de théologie et de
philosophie, études musicales.
Des contributions musicales cruciales
Bien évidemment, Dimitrie Cantemir deviendra un
maître du domaine musical oriental, dominant dans cette région de l’Europe. Les
contributions musicales du prince s’avéreront cruciales à une époque où les
partitions n’existaient tout simplement pas, comme l’explique le musicien Bogdan
Simion:
« Nous n’avons pas de manuscrits d’avant Cantemir
et les manuscrits de Cantemir lui-même sont compliqués, difficiles à lire et
surtout à interpréter. D’abord parce que le tempo n’est pas noté, nous ne
savons pas combien lentement ou rapidement il faut interpréter ces chansons. Bien-sûr,
nous pouvons nous appuyer sur la culture afghane ou turque et imaginer un
rythme lent. Il y a aussi de petits détails offerts par des voyageurs étrangers
qui avaient écouté cette musique, mais c’est lui qui a inventé un système de
notation mélodique. Nous, dans les Pays roumains, nous n’avons pas écrit de la
musique avant Anton Pann ; quand il a proposé « L’Hôpital de l’amour
ou le chant du désir » (Spitalul amorului/cântător al dorului) en 1851, c’était
déjà un autre monde et Anton Pann écrivait déjà en utilisant la notation psalmique.
Lui, il psalmodiait. Cantemir a donc inventé un système d’écrire et de lire
plutôt facile à employer, que les compositeurs de l’Empire ottoman, de la Cour
du sultan, ont utilisé jusque vers 1900, ce qui veut dire que le système était
bon. Quand je suis arrivé à Istanbul, j’étais surpris d’apprendre que Dimitrie
Cantemiroglu, comme l’appelaient les Ottomans, était connu avant tout comme un
grand pionnier de la musique turque de l’Empire. Là-bas, on ne sait pas
vraiment qu’il avait été prince régnant. Personne ne sait qu’il a écrit des
traités de géographie, de philosophie, qu’il parlait le latin, encore moins qu’il
avait été membre de l’Académie de Berlin. Pour eux, Dimitrie Cantemiroglu est
originaire d’une province de l’Empire ottoman, qu’il avait, peut-être selon certains,
des origines tatares et qu’il a laissé une trace extraordinaire dans la culture
musicale turque. »
« Le livre de la science de la musique »
Son principal ouvrage musical est « Le livre de la science de la musique », traité de musicologie écrit à
Istanbul très probablement entre 1695 et 1700, comme le précise Bogdan Simion:
« Le livre de la
science de la musique » a été rédigé en arabe et dédié au sultan Ahmed III, qui était passionné par la
culture et un grand protecteur des arts. Les spécialistes considèrent que cet
ouvrage est plutôt politique que culturel. Au XVIIème siècle, Cantemir est
chargé ni plus ni moins que de démontrer l’existence d’une musique turque.
Autour de l’année 1700, il y avait ce débat culturel très vif dans l’Empire
ottoman, de nombreux penseurs considérant qu’il n’y avait pas de culture
turque, mais une culture persane décadente. Lorsque ce livre est paru, vers
1700, dans cette ville cosmopolite d’Istanbul (Constantinople), on ne trouvait
pas que des penseurs et des philosophes musulmans. Y vivaient aussi
probablement les Grecs orthodoxes les plus sages et les plus cultivés, avec
lesquels Cantemir a entretenu des liens extraordinaires, car il n’a jamais
renoncé à sa religion. Pour revenir, donc, il y en avait qui affirmaient que la
culture ottomane était la somme de plusieurs cultures anciennes dont celle, grande
et noble, des Persans. Alors, bien-sûr que le sultan Ahmed voulait que ce jeune
homme brillant prouve que tout ça n’était pas vrai. Il a écrit un avant-propos dans
lequel il essaie de dresser un parcours historique en diachronie des genres
musicaux, après lequel débute la partie intéressante du traité et les
partitions. Et puis à la fin, une chose encore plus intéressante peut-être pour
nous, il propose des compositions originales qui lui appartiennent et qui
abordent par exemple les musiques séfarades d’Afrique du nord et parmi lesquelles
on trouve aussi plusieurs suites qu’il appelle « moldaves ». Certes,
quand on les écoute aujourd’hui, pour nous tout ça rappelle Istanbul d’un bout
à l’autre. Je peux parier qu’aucun Roumain ne dira jamais que ces musiques
contiennent quelque-chose de traditionnel, mais si on arpente les villages de
la Haute Moldavie, si on va à Botoșani ou au Boudjak tatare, si nous nous
parcourons la région du centre de l’actuelle République de Moldova et si nous
écoutons des accords de kobza, nous comprenons mieux comment les musiques
orientales ont influencé les faubourgs (les « mahalale ») et la
périphérie des villes, dans un premier temps, et puis, plus tard, même les
musiques villageoises, après l’abolition de l’esclavage des roms. »
Cantemir se refugie en Russie, après l’échec de son opposition à la Sublime Porte
Bon connaisseur de l’Empire ottoman,
qui a d’ailleurs constitué le sujet de son traité « L’histoire de l’agrandissement
et de la décadence de l’empire ottoman », Dimitrie Cantemir a essayé de mettre
un terme à l’état de vassalité de la Moldavie par rapport à la Sublime Porte,
en s’alliant avec le tsar Pierre le Grand. Mais son plan a échoué avec la
défaite dans la bataille de Stănilești, en 1711.
Forcé à se réfugier en Russie,
Dimitrie Cantemir allait devenir un des conseillers du tsar et passera le reste
de sa vie à la Cour de Pierre le Grand. Sa dépouille a été rapatriée en 1935 et
inhumée à l’intérieur de l’église des Trois Hiérarques à Iași. (Trad. Ileana Ţăroi)