L’ombre d’Eugen Cristescu : espion, loyaliste et geôlier du régime Antonescu
Cristescu arrive à la tête du Service spécial de renseignements à la veille de l’entrée de la Roumanie dans la Seconde Guerre mondiale, au mois de septembre 1940. Souvenirs.

Steliu Lambru, 02.06.2025, 10:22
L’un des hommes-clés du régime du maréchal Ion Antonescu a été Eugen Cristescu (1895-1950), successeur du redouté Mihail Moruzov à la tête du Service spécial de renseignements (le S.S.I.) de la Roumanie d’avant l’époque communiste. Cristescu arrive à la tête du service à la veille de l’entrée de la Roumanie dans la Seconde Guerre mondiale, au mois de septembre 1940, lors de l’avènement du régime national-légionnaire d’extrême-droite à Bucarest, régime parvenu aux manettes après des pertes territoriales successives, après l’abdication du roi Carol II et dans le contexte de la capitulation de la France devant les armée d’Hitler.
Le parcours d’Eugen Cristescu
Né en 1895 à Oituz, dans le département de Bacău, situé dans l’est de la Roumanie, Cristescu grandit au sein d’une fratrie de neuf enfants, dans une famille modeste composée d’un père instituteur et d’une mère au foyer. En 1916, année où la Roumanie entre dans la Grande Guerre, il s’inscrit à la faculté de droit de l’Université de Iași. Mobilisé, il combattra au front, en étant promu jusqu’au grade de sergent. Après la guerre, il entre au ministère de l’Intérieur, avant d’être transféré aux services de renseignement. Décoré à six reprises, médaillé pour des faits de bravoure, se faisant remarquer pour sa loyauté envers le général Antonescu, le nouvel homme fort du régime national-légionnaire instauré au mois de septembre 1940, Eugen Cristescu est perçu comme le successeur naturel de Mihail Moruzov à la tête du Service roumain de renseignement. Durant son mandat, qui se déroulera pendant les années sombres de la Seconde Guerre mondiale, Cristescu sera chargé de surveiller de près « tous les agents étrangers présents en Roumanie » quels qu’ils soient, qu’ils fassent partie du camp allié ou ennemi.
Refusant toute subordination à l’Allemagne nazie, alliée de la Roumanie sur le front de l’Est, il refusera en 1943 de remettre à Berlin les trois parachutistes britanniques capturés en territoire roumain. Cristescu sera aussi au fait des négociations informelles menée en catimini entre l’opposition roumaine au régime Antonescu et les Anglo-Américains, des négociations censées faire sortir la Roumanie de l’alliance avec l’Allemagne nazie, tout en préservant l’indépendance du pays à l’égard de l’URSS dans l’après-guerre. Dans ce dossier, il s’opposera fermement aux pressions des Allemands qui désiraient faire arrêter les négociateurs. Mais la partie la plus sombre de sa carrière reste sa participation à la Shoah. Le rôle du S.S.I. dans le pogrom de Iași notamment, déroulé au mois de juin 1941, a été confirmé par des archives et témoignages oraux. L’historien Radu Ioanid avance, dans son ouvrage Le Pogrom de Iași (2014), entre 3.000 et 12.000 juifs assassinés à cette occasion.
Les souvenirs du 23 août 1944
Le lieutenant-colonel Traian Borcescu, patron du contre-espionnage au sein du S.S.I. à l’époque, se souvient de l’atmosphère qui régnait au sein de son service le soir du 23 août 1944, lorsque la Roumanie rompt son alliance avec l’Allemagne nazie. En 1994, il confie ses souvenirs au Centre d’histoire orale de la Radiodiffusion roumaine.
Traian Borcescu : « Au lieu de se rendre au Palais royal où il y avait été convoqué, Cristescu est allé directement à la légation allemande. À 22 heures, la Proclamation royale, qui annonçait la rupture avec l’Allemagne nazie et l’armistice avec l’Union Soviétique, est diffusée sur les ondes. Après sa lecture, vers 23h30, Cristescu, accompagné de deux subordonnés, nous appelle depuis la légation allemande et nous dit : « Nous nous sommes réfugiés ici. À mes côtés se trouve Killinger (qui était l’ambassadeur du Reich à Bucarest), qui veut connaître la situation réelle dans la capitale et dans le pays. Il veut savoir si les deux Antonescu peuvent être libérés, si les conspirateurs du Palais peuvent être arrêtés avec l’aide des troupes allemandes présentes dans la ville et s’il est possible de rétablir la situation ». Il m’a demandé s’il y avait des chars qui défendaient le Palais. Ma réponse fut : « toutes les mesures pour défendre le roi ont été prises, et toute réaction allemande serait anéantie. Dans moins d’une heure, il ne restera ni âme vivante, ni une seule brique de cette légation si vous résistez. La Roumanie n’est plus l’alliée de l’Allemagne. L’ancienne situation est définitivement terminée. Quittez immédiatement la légation, sinon vous serez déclarés traîtres ! » Puis j’ai raccroché. »
Souvenirs de prison
Après la guerre, en 1946, dans un pays occupé par les troupes soviétiques, Eugen Cristescu sera condamné à mort par le tribunal populaire. Sa peine sera commuée par décret royal en « travaux forcés à perpétuité ». Emprisonné dans le pénitentiaire Văcărești, il sera collègue de cellule avec Nicolae Dascălu, ancien militant du Parti national paysan et membre de l’organisation anticommuniste « La Sixième Colonne ». Arrêté en 1947, ce dernier raconte dans une interview conservée par le Centre d’histoire orale de la Radiodiffusion roumaine sa rencontre avec l’ancien patron des services secrets roumains durant la guerre.
Nicolae Dascălu : « Un jour, je rencontre un monsieur qui m’a semblé bien mis. Je me présente et lui dis : « Je m’appelle Dascălu », et il m’a répondu : « Moi, c’est Eugen Cristescu. » J’ignorais à l’époque de qui il s’agissait. On n’a pas eu le temps de parler davantage, car deux gamelles ont été poussées au sol : c’était le repas. Une eau presque transparente, dans laquelle flottait une feuille de chou, de celles que l’on jette habituellement. Etonné, je lui ai demandé : « C’est ça notre repas ? » Il m’a répondu que oui. Alors, j’ai eu l’audace de pousser ma gamelle du pied vers les toilettes et je l’ai vidée dedans. Ce qui a suivi ? Une raclée jusqu’à l’évanouissement. A la fin, je me suis réveillé trempé puis, de retour dans la cellule, Cristescu m’a regardé et a murmuré, plus pour lui que pour moi : « Il fallait être sage… cela ne sert à rien. »
En 1950, Eugen Cristescu meurt en prison à l’âge de 55 ans. L’autopsie officielle conclura à une maladie coronarienne, mais les conditions de sa fin de vie demeurent toujours sujet à caution. (Trad. Ionut Jugureanu)