La diplomatie roumaine aux antipodes
En 1968, Ion Datcu, ancien ambassadeur de la Roumanie au Japon est nommé en poste en Australie, un mois après l’invasion soviétique de la Tchécoslovaquie. En 1994, il racontait dans une interview conservée par le Centre d’Histoire Orale de la Radiodiffusion Roumaine ses premières impressions à son arrivée en Australie.

Steliu Lambru, 09.06.2025, 11:04
Il existe en roumain l’expression « peste mări și țări », « par-delà mers et terres » pour désigner un endroit très éloigné. Et s’il y en a un sur la terre pour la Roumanie, c’est bien l’Australie et la Nouvelle-Zélande, puisqu’elles se trouvent, sur le plan géographique, aux antipodes. Mais la distance n’a jamais empêché que des Roumains s’installent « au bout du monde » dès la seconde moitié du XIXe siècle. L’ouverture vers le monde de la société roumaine a été certes facilitée par la création de l’État roumain en 1859 et par l’essor économique qui s’en est suivi.
Aussi, selon les données du recensement de 2021, 15.268 Australiens sont nés en Roumanie et 28.103 ont déclaré une ascendance roumaine. Le premier cas documenté d’un Roumain établi en Australie remonte cependant à 1886 : il s’agissait de Vasile Teodorescu, un prêtre originaire de la ville de Galați. Si les départs sont sporadiques durant l’entre-deux-guerres, une véritable émigration roumaine se développe après la Seconde Guerre mondiale et des départs ont lieu de manière continue pendant les années de la dictature communiste. Enfin, une nouvelle vague d’émigration vers l’Australie et la Nouvelle-Zélande est enregistrée après la chute du régime communiste en Roumanie, fin 1989.
L’apparition d’une communauté roumaine aux antipodes conduit ainsi l’État roumain à y prêter attention. En 1968, Ion Datcu, ancien ambassadeur de la Roumanie au Japon est nommé en poste en Australie, un mois après l’invasion soviétique de la Tchécoslovaquie. En 1994, il racontait dans une interview conservée par le Centre d’Histoire Orale de la Radiodiffusion Roumaine ses premières impressions :
« Les premières questions ont fusé dès mon arrivée à l’aéroport, où des journalistes étaient présents en nombre. Tenez compte que cela se passait un mois après l’invasion soviétique de la Tchécoslovaquie, une agression menée par les Soviétiques avec leurs alliés du Pacte de Varsovie, à l’exception notable et remarquée des Roumains. La première question que l’on me posa fut de savoir si ma nomination et l’expansion des relations diplomatiques de la Roumanie dans cette partie du monde avaient un quelconque lien avec ces événements. Bien sûr, j’ai répondu honnêtement que ma nomination et mon accréditation avaient été décidées avant les événements, mais que l’on m’avait demandé de rejoindre mon poste aussitôt après. Ce qui est vrai c’est que la position roumaine dans le cas de l’invasion soviétique de la Tchécoslovaquie avait été accueillie de la meilleure manière que ce soit, en Australie tout comme en Europe occidentale. Les journalistes se demandaient comment la Roumanie avait osé tenir tête au grand frère soviétique. On me demanda même si Bucarest envisageait de quitter le Pacte de Varsovie, de faire défection au camp soviétique et d’autres choses du genre. Le gouvernement australien a fait même un geste peu commun à mon égard. Le jour d’après que j’ai présenté mes lettres de créance, ils ont organisé un dîner auquel a participé le gouvernement australien au complet avec à sa tête le Premier ministre. C’était un geste qui voulait signifier la solidarité du gouvernement australien à l’égard de la position particulière que Bucarest a eu dans cette affaire. »
Rencontre avec la communauté roumaine d’Australie
Et la suite de l’activité diplomatique de l’ambassadeur Ion Datcu à Canberra ?
« J’ai pu organiser assez rapidement une visite en Roumanie, d’abord au niveau du vice-Premier ministre, responsable des questions économiques et politiques, puis au niveau du Premier ministre. Ensuite, nous souhaitions que les Australiens ouvrent une ambassade chez nous, ils n’en avaient pas encore à l’époque. Enfin, j’avais un mandat pour rencontrer les Roumains qui s’étaient établis en Australie. Il y avait à l’époque 5.000 Roumains d’origine et qui s’étaient établis en Australie. Parmi ces Australiens d’origine roumaine il y avait des hommes d’affaires, actifs notamment dans le commerce. Ils n’étaient pas très riches, à une ou deux exceptions près, mais c’étaient des gens qui jouaient un certain rôle dans leur pays d’adoption. Je me souviens avoir rencontré certains d’entre eux lors d’une réception que j’ai donnée dans un hôtel. Les autorités me disaient sans cesse qu’il y avait plusieurs organisations roumaines et qu’elles craignaient que certains soient très opposés au régime communiste que je représentais. Pour ma part, j’étais assez insouciant, car finalement qu’est-ce qu’ils pouvaient bien me faire ? Je voulais simplement les connaître, leur parler. Après tout, je n’étais pas le régime, j’étais un simple diplomate. Mais les autorités australiennes ont effectivement placé une sécurité en civil dans l’ambassade. Et quand les Roumains ont commencé à arriver, ils sont venus en costume traditionnel, avec de petits drapeaux à la main, accompagnés de leurs enfants. L’on a même mis de la musique. Et ils m’ont dit : « Monsieur, sachez que je ne peux pas blairer Ceaușescu, mais vous, vous êtes un gars sympathique, qu’est-ce que je pourrais bien avoir contre vous ? » Je leur ai répondu : « Monsieur, vous avez votre opinion, c’est très bien que vous n’aimiez pas Ceaușescu ! Mais la Roumanie ? » « Ah, la Roumanie, je l’ai ici, dans mon cœur. Mais Ceaușescu, non, je ne l’aime pas ! » « Parfait ! », leur disais-je. Il faut toujours faire la distinction entre le pays et ses dirigeants n’est-ce pas. »
Un accueil toujours chaleureux, malgré l’image peu reluisante du régime roumain à l’étranger
Pour les Roumains de Nouvelle-Zélande, Ion Datcu s’est donné la même mission :
« Il m’est arrivé la même chose en Nouvelle-Zélande. Je voyageais en avion et, juste avant d’atterrir, l’on m’a dit qu’il y avait beaucoup de monde à l’aéroport qui m’attendait avec des drapeaux roumains. Depuis l’avion, l’on ne voyait pas très bien ce qu’il se passait, et l’on m’a dit qu’il s’agissait d’une manifestation. Tu vas voir, me disais-je, ils vont me lancer des œufs, des tomates, et tout le reste. Mais l’avion a atterri, et ces Roumains sont venus m’accueillir, et ils étaient chaleureux. En réalité, ils étaient venus voir un représentant de la Roumanie, pas un représentant du régime. Sans aucun doute, ils étaient tous contre Ceaușescu. Mais leur attitude bienveillante à mon égard tenait malgré tout au fait que, à ce moment-là, le pays bénéficiait d’un pic de prestige. »
La diplomatie roumaine est arrivée aux antipodes dans le sillage des Roumains qui avaient ouvert la voie. Et dans le monde globalisé d’aujourd’hui, l’expression « par-delà mers et terres » pourrait bien ne plus subsister que dans les vieux livres. (Trad. Ionut Jugureanu)