Chez les Roumains, le concept de modernisation fait progressivement son apparition dès 1770, et l’on peut le percevoir dans les mémoires que les boyards roumains adressaient aux empires d’Autriche et de Russie. En 1821, à la suite de la révolution dirigée par Tudor Vladimirescu, l’Empire ottoman s’était vu contraint d’abandonner sa pratique de racoler les futurs dirigeants des Principautés roumaines parmi les aristocrates grecs du quartier de Fanar de Constantinople, à la faveur de grandes familles autochtones. Ce fut là la première victoire de l’idée nationale. D’autres, plus éclatantes encore, ne tarderont pas à suivre sous peu.
Dans la première moitié du 19e siècle, avant l’union de la Moldavie et de la Valachie dans un même Etat – la Roumanie -, l’on voit l’idée nationale percer, petit à petit, pour gagner les consciences de deux générations successives de l’élite roumaine de la première moitié du 19e siècle. La génération des boyards des années 1820 d’abord, celle qui ouvre la porte des réformes nationales, et ensuite la génération de la révolution de 1848. Formée dans le respect de la culture orientale, inspirée par le mode de fonctionnement ottoman, la génération de 1820 prenait contact, la première, avec les réformes mises en place par l’Occident de l’époque, grâce aux voyageurs et aux informations qui commençaient à pénétrer dans les pays roumains. La génération suivante, celle des années 1840, formée pour la plupart des fils de grandes familles de boyards, envoyés suivre leurs études surtout en France, en Allemagne et en Italie, était, elle, en contact direct avec les réalités et la modernité occidentales. Une fois rentrés, les jeunes « bonjouristes », comme ils se faisaient ironiser par les anciens, étaient décidés à transformer les Principautés roumaines de fond en comble.
Les historiens qui se sont penchés sur le 19e siècle roumain croient voir les racines des transformations profondes subies par la société roumaine de l’époque dans la rupture consommée entre les générations d’élites roumaines des années 20 et 40 du 19e siècle. L’historien Alin Ciupală, de l’Université de Bucarest, pense que la révolution de 1821, menée par Tudor Vladimirescu, et le changement du système d’accession au trône des pays roumains qui s’ensuit marquent l’avènement de la nouvelle Roumanie. Alin Ciupală :
« En 1822, lorsque les trônes de Moldavie et de Valachie reviennent dans le giron de grandes familles locales, l’aristocratie roumaine est loin d’être unie, tiraillée qu’elle était entre plusieurs factions. L’on voit, d’une part, les grands boyards demeurés fidèles à la Russie et à sa politique dans les Balkans. Une autre faction de la grande aristocratie demeure fidèle à la Sublime Porte et à ses intérêts dans la région. Ensuite, surtout après 1840, l’on constate l’apparition d’une nouvelle génération de boyards, très souvent jeunes, éduqués en Occident, et attachés à développer un nouveau projet politique, qui sera mis en œuvre lors de la révolution de 1848 d’abord, puis lors de l’Union des Principautés roumaines et de la modernisation du nouvel Etat roumain, et de la société roumaine dans son ensemble ».
La liberté d’expression et la suppression de la censure a été le combat commun de ces deux générations de l’élite roumaine qui se sont succédées dans la première moitié du 19e siècle. Cela n’a cependant pas eu le don d’effacer leurs différences. Des différences encore plus marquées quant à la position des femmes et des hommes face à la modernité. En effet, les premières s’avéreront encore plus emballées par le changement de cap vers l’Ouest que leurs collègues de génération masculins. Alin Ciupală :
« Dans cette époque de 1848, l’on remarque deux types de césures. Regardez les familles, pour constater combien l’époux demeure en général attaché au modèle culturel oriental, alors que la femme embrasse plus volontiers les mœurs, la mode et le mode de vie occidental. Une deuxième rupture, c’est celle qui se fait jour entre les générations, et qui devient apparente en 1848, entre la génération des enfants et celle de leurs parents. En effet, les jeunes aristocrates des années 1840, éduqués dans les universités françaises et allemandes, rentrent au pays bien décidés de changer l’ordre établi. »
Un domaine que d’aucuns hésitent à prendre au sérieux, le domaine du frivole par excellence - celui de la mode - rend compte au mieux de l’amplitude de ces deux types de ruptures. Aux habits, chaussures et bijoux s’ajoutent les goûts en matières littéraire et musicale, les jeux à la mode. Tout cela contribue de manière essentielle au changement des mentalités des Roumains. Les sources iconographiques rendent compte le mieux de l’évolution des mentalités. Dans les tableaux de l’époque, qui représentent certains boyards avec leurs épouses, l’on voit deux mondes qui s’opposent. Les hommes sont parés à la mode orientale, alors que leurs femmes brillent de mille feux, habillées suivant la dernière mode parisienne. Alin Ciupală prend pour exemple un monument public, le groupe statuaire de la famille de boyards Golescu, situé à Bucarest, près de la Gare du Nord :
« Ce groupe statuaire de la famille Golescu reflète à merveille l’évolution des mœurs. L’on voit le père, Dinicu Golescu, debout, au milieu, habillé à la mode orientale, mode qui a été introduite dans les Principautés roumaines par les premiers princes fanariotes, au début du 18e siècle. La statue du père est entourée par les bustes de ses fils, qui sont des membres marquants de la révolution de 1848. Et tous les quatre sont habillés à l’occidentale, à l’« allemande » pour reprendre l’appellation utilisée à l’époque. Et ce monument offre à merveille l’image de la rupture consommée entre ces deux générations de l’élite roumaine, mais également de la transformation de mœurs que connaît la société roumaine de la première moitié du 19e siècle. »
La Roumanie moderne voyait le jour voici 160 ans. Elle était en bonne partie le résultat de l’évolution, en termes de mœurs et de valeurs, qu’avait opéré l’élite roumaine, en l’espace de deux générations. Pourtant, les deux générations de boyards furent gagnées dans la même mesure par le sentiment patriotique et le désir de bâtir une Roumanie moderne, forte et unifiée.
(Trad. Ionut Jugureanu)