Eugeniu Iordăchescu
Après le tremblement de terre dévastateur de 1977, qui a tué 1.500 personnes, la capitale roumaine a été soumise, par le régime communiste, à de grandes transformations qui ont changé l’apparence de la ville — pour le pire. Depuis 1989, des livres et des albums photographiques ont été publiés qui font découvrir ou redécouvrir l’image du Bucarest d’autrefois. La « systématisation de Bucarest », comme fut appelée officiellement la politique de démolitions mise en œuvre pendant ces années-là, tournait autour de la Maison du Peuple — actuel Palais du Parlement — expression de la mégalomanie de Nicolae Ceausescu, et visait aussi la zone du futur boulevard Victoria socialismului (La Victoire du Socialisme) — actuel boulevard Unirii — censé y aboutir. L’ambition de changer Bucarest de fond en comble s’est soldée par la destruction d’importants monuments laïcs et religieux, pour ne plus parler de villas privées d’une beauté exceptionnelle. Une vingtaine d’églises ont été démolies — dont le monastère de Văcărești, le monastère de Cotroceni, l’église Sf. Vineri, l’église Ienei — pour n’en mentionner que les plus importantes. 12 autres églises ont été déplacées, pour être sauvées des lames des bulldozers et « cachées » derrières des bâtiments d’habitations.
Steliu Lambru, 04.08.2019, 13:31
La solution salvatrice pour certains monuments de Bucarest condamnés à la démolition fut le déplacement, qui libérait l’espace que ceux-ci occupaient pour permettre la construction des nouveaux boulevards ou places prévus. Le déplacement par translation fut l’œuvre d’une équipe d’ingénieurs à la tête de laquelle se trouvait Eugeniu Iordachescu, directeur technique à l’Institut Proiect Bucureşti. Ainsi, l’Ermitage des religieuses, l’église Olari, l’église Mihai Vodă, l’église Domnița Bălașa, le palais synodal du monastère Antim et d’autres monuments religieux sont toujours debout grâce au travail d’Eugeniu Iordăchescu et de son équipe. Eugeniu Iordăchescu s’est éteint le 5 janvier 2019, à l’âge de 89 ans.
Né en 1929 à Brăila, dans le sud-est du pays, il est devenu ingénieur en bâtiment et, dans les années 1980, il a appliqué, avec ses collègues, la méthode de déplacement des bâtiments par translation, déjà pratiquée avec succès dans d’autres pays depuis plus d’un siècle. Le procédé était le suivant : les fondations de la construction étaient renforcées et une plateforme était coulée en dessous pour les soutenir, le bâtiment reposant, pendant tout ce temps, sur des pylônes en béton armé. Ensuite, des poulies étaient fixées sous le bâtiment, qui était placé sur des rails et pouvait être transporté n’importe où. Le succès de cette méthode a été grand, par conséquent, elle fut appliquée à 28 autres constructions — dont 3 immeubles de logements situés avenue Ștefan cel Mare de la capitale. C’était en 1983. Les locataires n’avaient pas été évacués, l’alimentation en eau n’avait pas été interrompue, le gaz et l’électricité n’avaient pas été coupés. L’opération de déplacement de ces bâtiments a été diffusée par la télévision publique.
En 2004, Eugeniu Iordăchescu racontait cette translation dans une interview pour le Centre d’histoire orale de la Radiodiffusion roumaine: « Les bâtiments étaient au nombre de 3. Ils devaient être soit déplacés, soit démolis, car une ligne de métro devait passer par là. Puisque cette technologie commençait à avoir du succès, grâce à ses bons résultats, on m’a permis de procéder à leur déplacement. Parmi les invités présents à de cette opération de déplacement comptait Suzana Gîdea, présidente du Conseil de la culture et de l’éducation socialiste. Le déplacement avait déjà commencé et, après un certain temps, la camarade Gîdea me demanda : « Pouvons-nous visiter un appartement ? » « Oui, bien sûr » — lui ai-je répondu. Nous avons traversé la passerelle qui nous séparait du bâtiment en mouvement, nous y sommes entrés et nous avons pris l’ascenseur, qui fonctionnait. Stupéfaite, Suzana Gîdea se tourna vers moi et me dit : « Mais non, t’es dingue, toi ! » Nous nous sommes arrêtés au 6e étage et nous sommes entrés dans un appartement. Elle a voulu s’asseoir, pour se convaincre que rien ne bougeait. Dans l’ascenseur, elle n’avait rien senti, bien que le bâtiment fût en mouvement. Dans l’appartement, elle a demandé un verre d’eau et notre hôtesse nous a apporté plusieurs verres. En fait, Suzana Gîdea ne voulait pas boire, elle voulait vérifier si l’eau du verre tremblait. Celle-ci ne bougeait pas. »
Pourtant, la créativité de l’ingénieur Iordăchescu et de son équipe ne plut pas au couple Ceaușescu. En dépit de la solution du déplacement par translation, plusieurs églises ont été démolies sur l’ordre de Nicolae Ceaușescu. Ce fut le cas de l’église Sf. Vineri et du monastère de Văcărești, pour lesquels il y aurait eu assez de place pour qu’ils puissent être déplacés.
Eugeniu Iordăchescu raconte l’aventure des ingénieurs qui ont entrepris le déplacement du palais synodal du monastère Antim: « Pour la plupart des églises, j’ai fait construire un cadre porteur, censé soutenir la majeure partie du poids. Dans le cas des églises, le plus grand poids est représenté par les murs extérieurs, très épais. Le palais synodal du monastère Antim est une construction hors du commun, qui pèse 9 mille tonnes. Il a été déplacé en 3 temps : dans un premier temps, j’ai prévu un mouvement de rotation, pour le sortir de l’alignement des futurs bâtiments qui allaient être construits le long du boulevard « La Victoire du Socialisme ». Dans un deuxième temps, nous avons réalisé un déplacement de 20 mètres. Au moment de dire « Ouf ! », en pensant que ça y était, Ceauşescu est arrivé et il n’a pas accepté l’emplacement. Nous avons dû déplacer le palais 13 mètres de plus. Et là, il s’est encore passé quelque chose — et ce ne fut pas de notre faute. Une des tours du monastère abritait la cuisine — et ce fut cette tour-là que nous avons déplacée la première, sur une distance de 40 m. Elle se trouvait à gauche de l’entrée et il fallait la garder, pour préserver la symétrie, car à droite il y avait une autre tour. Nous étions parvenus à réaliser leur déplacement après avoir énormément travaillé. Mais voilà Elena Ceauşeascu qui arrive et qui exige que la tour soit démolie. Et elle a été démolie — par nous-mêmes ! »
L’ingénieur Eugeniu Iordăchescu et son équipe ont tenté de limiter les amputations que Bucarest a subies durant cette décennie difficile. Ils ont réussi dans une certaine mesure, tant que l’époque l’a permis. (Trad. : Dominique)