Ennemies du peuple
La poétesse Ana Blandiana se penche sur l’exposition « Ennemies du peuple ».
Steliu Lambru, 22.12.2025, 10:04
L’expression « ennemi du peuple », que le régime communiste emploie pour designer ses adversaires politiques, fait son apparition avec l’instauration de ce dernier par l’armée soviétique après la Seconde Guerre mondiale. Aussi, pendant les premières années du régime, des centaines de milliers de Roumains ont été embastillés sous les accusations les plus diverses, allant du simple délit d’opinion jusqu’à la lutte armée menée par les partisans anticommunistes qui ont rejoint le maquis. La justice et la propagande communistes ont constitué les principaux instruments par lesquels les soi-disant « ennemis du peuple » ont été jetés en pâture, livrés à l’opprobre public. Mais l’expression n’était pas un simple procédé de style, employé par les journalistes et les propagandistes du régime ; Elle constituait surtout un chef d’accusation gravissime et un motif de condamnation pénale. La liste des « ennemis du peuple » est si longue qu’il faudrait des bibliothèques entières pour la contenir.
5% des détenus emprisonnés pour des raisons politiques étaient des femmes
Il y a aussi eu des ennemies, au féminin, du peuple. Des femmes, parentes des « ennemis du peuple », qui ont subi, elles, aux côtés des hommes, des persécutions physiques et psychiques difficiles à imaginer. De nombreuses femmes ont été jetées en prison, privées de nourriture, de chaleur, de repos, de lumière et de vêtements, torturées jusqu’à la mort, contraintes d’accoucher dans des cellules pour le simple fait d’avoir été l’épouse, la mère ou la fille d’un ennemi du régime. Le Mémorial des victimes du communisme et de la résistance a établi une statistique des femmes persécutées durant la période communiste. Aussi, 5% des détenus emprisonnés pour des raisons politiques en Roumanie communiste étaient des femmes, soit plusieurs milliers de personnes. Le motif invoqué officiellement faisait état du supposé risque qu’elles représentaient pour l’ordre établi par le regime communiste en tant que parentes de détenus masculins. Parmi elles, 1,25 % n’ont pas survécu à la détention. En reprenant les données inscrites par les instances pénales de l’époque, du point de vue de l’origine sociale, 27 % étaient d’origine bourgeoises, 45 % des paysannes, 21 % des ouvrières, 1,5 % des riches propriétaires. Du point de vue de l’appartenance politique, 89 % étaient apolitiques, 5 % démocrates, 6 % socialistes et communistes. Quant au niveau d’études, 28 % avaient achevés des études secondaires, 26 % des études primaires, 15 % le niveau élémentaire, 13 % des études supérieures, 4 % une formation professionnelle, et 9 % étaient analphabètes.
L’exposition « Ennemies du peuple », au Musée national d’histoire de la Roumanie.
Loin des chiffres et des statistiques, le destin de ces femmes martyres est présenté aujourd’hui au public par l’exposition intitulée « Ennemies du peuple », et abritée par le Musée national d’histoire de la Roumanie. Nous avons trop souvent tendance à croire que les héros et héroïnes se distinguent sur le champ de bataille. Mais la vie réelle nous enseigne que les héroïnes sont aussi celles qui affrontent un destin injuste avec dignité et honneur. La poétesse et ancienne dissidente Ana Blandiana a rappelé dans son intervention lors du lancement de cette exposition que, au-delà des épreuves que ces femmes courageuses ont traversés en cette période terrible, étendue de la fin des années 40 jusqu’au début des années 60, elles ont souffert pour le sentiment humain le plus noble. Ana Blandiana :
« Il s’agit, en réalité, d’une exposition sur l’amour. Cette exposition, qui réunit des femmes passées par les prisons communistes, ne parle pas de leur idéologie. Les raisons, nombreuses et complexes, qui les ont conduites en prison n’étaient que dans une faible mesure de nature politique. À la base de leur résistance, de leur capacité à rester fidèles à elles-mêmes, se trouvait en fait l’amour. Dans la majorité des cas, ces femmes sont allées jusqu’à la mort parce qu’elles ont refusées tout simplement de trahir leurs pères, leurs frères, leurs amoureux, leurs maris. Voilà en fait le symbole de cette force, du pouvoir féminin ! Et l’écrivain en moi ne peut s’empêcher de vous rappeler que, dans la littérature roumaine, en particulier dans la littérature transylvaine, les portraits de femmes sont d’une puissance remarquable. La femme des romans transylvains est souvent plus forte que les hommes, et cette force transparaît de manière saisissante dans notre exposition. »
Une exposition sur l’amour
Chacun de nous possède ses ressorts et ses ressources intérieures d’humanité dont il n’a pas toujours conscience. Et les ressources d’amour de ces femmes profondément éprouvées ont constitué la force qui leur a permis de résister et de lutter jusqu’au bout pour ce qui est juste et bon. Ana Blandiana :
« Ce qui est politique, ce qui relève de l’histoire immédiate dans le destin de ces femmes, c’est le fait qu’elles appartenaient, par leur formation, par leur essence et leur force, à un monde qui a refusé de se dégrader. Pensons à la fin de l’Empire romain, lorsque l’humanité a été sauvée par la Bonne Nouvelle, par l’Évangile. Cette Bonne Nouvelle disait : aime ton prochain comme toi-même. Vingt siècles plus tard, l’amour, même constamment piétiné, demeure, en théorie, à la base de l’architecture morale de l’humanité. Au XXᵉ siècle, et dans la Roumanie où ces femmes ont vécu, l’amour avait été remplacé par la haine : haine de classe, haine raciale auparavant. Peu importe, au fond. L’essentiel est que l’amour n’avait plus de place dans la société, qu’il avait été remplacé par la haine. Et ces femmes ont rejeté cela, au péril de leurs vies. »
Une leçon d’humanité
Les femmes des prisons communistes ont souffert pour leurs idéaux, pour défendre leurs proches, pour leurs principes, pour tout ce qui fait de nous des êtres humains. Ana Blandiana :
« L’amour entre les hommes et les femmes est le fondement même de notre existence. J’aimerais que nous regardions cette exposition au-delà de tout ce que nous savons du communisme, de tout ce que cette société a eu de monstrueux, et d’une manière presque philosophique. Car tout ce qu’ont fait ces femmes — à qui la détention a, de toute évidence, été plus difficile qu’aux hommes — relève de l’essence même de l’humain. Notre exposition est un hommage à la capacité de ces femmes à demeurer, contre vents et marées, profondément humaines. »
Les « ennemies du peuple » vivent aujourd’hui dans un monde meilleur mais, pour nous, elles sont devenues des symboles de l’humanité. Elles furent, en effet, des ennemies. Mais des ennemies de l’inhumain. (Trad Ionut Jugureanu)