Les Roumains dans la chronique de George Brankovici
Parmi les sources qui évoquent l’espace roumain médiéval, figurent aussi les écrits du chroniqueur et diplomate serbe George Brankovici.
Steliu Lambru, 03.11.2025, 09:37
Né au milieu du XVIIᵉ siècle, en 1645, et mort en 1711, Brankovici fut un polyglotte engagé dans les méandres politiques de son temps, imaginant de véritables projets d’État. Il débute sa carrière diplomatique et littéraire en 1663, comme traducteur du turc ottoman à la chancellerie du prince de Transylvanie, Mihail Apafi. À partir de 1680 commence ce que l’on pourrait appeler sa période roumaine, celle que tout lecteur peut retrouver dans ses œuvres. L’historienne Teodora Popovici a étudié de près la biographie et les notes de Brankovici consacrées aux Roumains. Ecoutons-la :
« Brankovici tombe en disgrâce auprès du prince Mihail Apafi en 1680, après la découverte de ses liens secrets avec les Habsbourg. Il se réfugie alors en Valachie, où il passe plusieurs années au service de Șerban Cantacuzino, au service duquel il rédige la première de ses chroniques, intitulée La Chronique roumaine. Dans le contexte de la guerre russo-austro-ottomane, Brankovici conçoit un projet politique adressé à la cour de Vienne : la libération des Serbes du joug ottoman et la création d’un État serbe intégré à la monarchie des Habsbourg. Un projet politique qui transparaît dans son œuvre historique. Après la mort de Șerban Cantacuzino, ses relations avec les Habsbourg se dégradent, en raison de ses contacts parallèles avec la Russie. C’est ce qui lui vaudra d’être arrêté et placé sous surveillance à Vienne et à Cheb jusqu’à la fin de sa vie. C’est durant cette période qu’il compose sa seconde œuvre majeure : La Chronique serbe. »
Brankovici écrit une Chronique universelle en slavon. Il y évoque l’origine des dynasties princières de Valachie, la genèse des institutions, les rapports entre les souverains et les autres acteurs politiques. Selon Teodora Popovici, ses écrits comportent aussi une dimension politique assez marquée :
« La Chronique roumaine, rédigée à la cour de Ștefan Cantacuzino, est plus courte, ne comprenant qu’une quarantaine de feuillets. Elle reflète la phase initiale du travail historique de Brankovici, qu’il développera ensuite dans sa Chronique serbe. C’est une histoire universelle commençant à l’époque vétérotestamentaire, mais qui se concentre surtout sur la Serbie, la Hongrie et la Valachie médiévales. Les scènes choisies visent à mettre en valeur l’histoire commune de ces peuples dans leur lutte contre les Ottomans, et à convaincre le public valaque de la nécessité d’adopter une position anti-ottomane, dans le contexte de son époque. »
La vision de Brankovici sur la région est celle d’un homme d’Europe centrale, une vision dans laquelle les Roumains occupent toute leur place. Teodora Popovici :
« Pour Brankovici, l’histoire des principautés roumaines est étroitement liée à celle des peuples slaves, en particulier des Serbes. Il s’intéresse surtout aux épisodes qui mettent en lumière les relations historiques entre les Valaques et les Serbes, quitte à faire certaines entorses au sujet de la vérité historique. Ainsi, Neagoe Basarab, prince valaque, retient particulièrement son attention : il lui consacre de longues pages. Brankovici critique aussi la tendance des rois de Hongrie à soumettre la Valachie. Bien qu’il s’appuie largement sur Antonio Bonfini pour décrire ces rapports, il en réinterprète certains passages dans un sens favorable aux Valaques, présentant parfois les actions des souverains hongrois comme des abus. Enfin, il considère l’histoire de la Valachie et celle de la Moldavie comme étroitement entremêlées. Pour lui, la dynastie des Mușatini, en Moldavie, et celle des Basarab, en Valachie, seraient les deux branches d’une même maison. À la suite d’une confusion historique, il en vient même à conclure que les deux pays auraient, un temps, eu le même souverain dans la seconde moitié du XIVᵉ siècle : un certain Alexandre, figure composite réunissant en réalité deux princes distincts : Nicolae Alexandru, prince de Valachie et Alexandre le Bon, prince de Moldavie. »
Les noms ethniques servant à désigner des espaces culturels varient souvent dans les écrits des chroniqueurs, et à l’époque de Brankovici ils ne renvoient pas encore à une seule ethnie. Teodora Popovici :
« Brankovici emploie plusieurs termes pour désigner la Valachie. Les plus courants sont Ungrovlahiiska Zemlia et Vlahozaplaninska Zemlia. Le premier est le nom slavon habituel du pays, présent aussi dans les documents valaques. Le second traduit le latin Terra Transalpina, utilisé dans les annales et les généalogies serbes, auquel Brankovici ajoute le préfixe Vlaho pour plus de clarté. Plus rarement, il écrit Vlahiiska Zemlia ou Dârjava Basarabiiska, soit « le pays des Basarab ». Deux autres désignations, probablement de son invention, insistent sur les liens entre les Roumains et les Slaves : Slovenovlahiiska Zemlia et Slovenobasarabskaia Zemlia. En traduction approximative, Slovenovlahiiska Zemlia signifie « le pays des Valaques vivant parmi les Slaves ». Ce terme ne désigne pas seulement la Valachie, mais parfois aussi la Moldavie, ou même, collectivement, l’ensemble des principautés roumaines. »
Au XVIIᵉ siècle, le chroniqueur George Brankovici dépeignait donc un monde roumain bien ancré dans son temps, un monde intégré au vaste espace géopolitique d’Europe centrale.
(Trad Ionut Jugureanu)