Les défis de la conservation du lynx des Carpates
La Roumanie demeure l’un des derniers bastions du lynx en Europe.
Daniel Onea, 26.12.2025, 10:33
C’est l’une des présences les plus discrètes des montagnes de Roumanie, un prédateur de sommet essentiel à la santé des forêts, mais que l’on a rarement le privilège d’apercevoir. La Roumanie demeure l’un des derniers bastions du lynx en Europe, une espèce qui a disparu dans de nombreux pays d’Europe occidentale. Sa survie dépend toutefois d’un équilibre fragile entre protection de la nature et développement des infrastructures.
Le lynx n’atteint naturellement jamais de fortes densités en liberté
Pour en savoir plus sur la vie secrète de cet animal et sur les efforts de conservation en cours, nous avons rencontré Ruben Iosif, biologiste et spécialiste en faune sauvage à la Fondation ConservationCarpathia.
« Il s’agit en effet de l’une des espèces les plus farouches, ou en tout cas des plus difficiles à observer a l’etat sauvage. C’est pourquoi peu de gens ont l’occasion d’en apprendre davantage sur cette espèce. Même nous, spécialistes, nous n’arrivons que rarement à la rencontrer. C’est la raison pour laquelle nous utilisons des techniques modernes, tels les pièges photographiques ou la génétique, pour l’étudier. Quoi qu’il en soit, il y a deux éléments à savoir à son sujet : D’abord, en tant que grand carnivore situé au sommet de la chaîne trophique, le lynx n’atteint naturellement jamais de fortes densités en liberté. La densité de l’espèce dépend également de la disponibilité de ses proies, et notamment de la présence du chevreuil dans notre aréal. En fonction de cette ressource alimentaire, la population de lynx fluctue naturellement, mais sans jamais devenir très dense, ce qui rend son observation difficile. Le second aspect tient à son caractère très discret : le lynx nous détecte rapidement lorsque nous pénétrons dans son habitat et il se retire. Ce qui est intéressant, c’est que nous étudions cette espèce depuis sept ans et, lorsque l’on observe les cartes, l’on constate qu’elle utilise l’espace de manière assez similaire à la nôtre. Quand nous allons en montagne, nous nous trouvons souvent aux mêmes endroits, simplement le lynx évite de se montrer durant les heures de forte fréquentation humaine. »
Le lynx, détecté dans le massif Piatra Craiului
Aussi, pour comprendre la dynamique des populations de lynx, les spécialistes surveillent attentivement certaines zones. Les méthodes utilisées sont non invasives et reposent sur le caractère unique du motif de la fourrure de chaque individu, comparable à une empreinte digitale humaine. Les données recueillies ces dernières années montrent une légère baisse du nombre d’individus détectés, et cela constitue un signal fort qui appelle à une vigilance accrue de la part des biologistes, afin de déterminer s’il s’agit d’une fluctuation naturelle ou de l’effet des pressions humaines. Le biologiste Ruben Iosif : « En Roumanie, il existe des habitats composés de forêts compactes et de zones rocheuses, par exemple dans le massif de Piatra Craiului, où le lynx chasse le chevreuil ou le chamois, ses principales proies. Depuis 2017, dans le cadre d’un projet pilote, nous avons mis en place un schéma de suivi de cette population dans les monts Făgăraș, Piatra Craiului et Leaota. Et dans cet aréal, nous avons identifié 68 exemplaires de lynx. Nous avons observé une certaine dynamique : par exemple, en 2018, nous avions détecté 23 exemplaires, tandis qu’en 2024, ce nombre a légèrement diminué, à 17 individus. Pour ce faire, nous installons des caméras et, heureusement, chaque lynx possède un motif de fourrure unique. À partir des photos, nous pouvons donc identifier chaque individu. Il existe plusieurs approches scientifiques et techniques. L’une repose sur les pièges photographiques. Pour d’autres espèces, l’on utilise l’empreinte génétique : l’on se rend en forêt et l’on collecte un excrément ou un poil, pour identifier de la sorte l’empreinte génétique de l’animal. Ces méthodes sont particulièrement utiles pour travailler avec des espèces farouches et pour lesquelles la capture ne constitue pas une solution. »
D’autres pays tentent de reconstituer leurs populations de lynx
La Roumanie joue un rôle crucial à l’échelle européenne, non seulement en conservant sa propre population de lynx, mais aussi en soutenant d’autres pays. Alors que la chasse y est interdite et que l’espèce bénéficie d’une protection stricte, des pays comme la Slovénie ou l’Allemagne tentent de réparer les erreurs du passé et de reconstituer leurs populations de lynx. Ruben Iosif souligne l’importance de ces projets transfrontaliers et les leçons douloureuses tirées par nos voisins européens :
« Il s’agit d’une espèce protégée au niveau européen, bénéficiant du plus haut degré de protection dans les directives européennes, des directives transposées dans la législation roumaine. La chasse y est strictement interdite et aucune forme de persécution humaine directe n’est autorisée. Des pays comme la Croatie, la Slovénie ou l’Allemagne déploient aujourd’hui d’importants efforts pour sauvegarder cette espèce. La population de lynx de Slovénie s’est éteinte pour la première fois dans les années 1970. Un programme de réintroduction avait alors été lancé, mais il a échoué, principalement en raison d’une mortalité routière extrêmement élevée. Les autoroutes dépourvues d’écoducs déciment littéralement les lynx. Aujourd’hui, la Slovénie en est à son deuxième programme de réintroduction. Elle a tiré les leçons du premier échec et tente une nouvelle fois de sauver l’espèce. Il est important que le public comprenne l’ampleur des efforts, notamment financiers, nécessaires pour sauver une espèce une fois que ses habitats ont été dégradés. Un projet financé par l’Union européenne, dans le cadre des programmes LIFE, a vu la participation de la Roumanie, qui a envoyé jusqu’à une dizaine de lynx vers la Croatie et la Slovénie, principalement depuis les Carpates orientales. Un autre projet est en cours, auquel la Roumanie y prend également part, avec des transferts de lynx vers l’Allemagne. »
Harmoniser le développement des infrastructures avec la protection des corridors écologiques.
Le grand défi pour la Roumanie dans les années à venir sera d’harmoniser le développement des infrastructures avec la protection des corridors écologiques. Les autoroutes sont nécessaires, mais sans écoducs, sans ces indispensables « ponts verts », elles deviennent des barrières mortelles qui fragmentent les habitats, isolent les populations animales et conduisent à la dégénérescence génétique et à des disparitions locales. Nous nous trouvons à un moment clé, avertit Ruben Iosif, biologiste et chercheur à la Fondation ConservationCarpathia :
« La Roumanie doit se développer, construire des autoroutes et des voies ferrées modernes. Mais nous devons saisir cette opportunité pour réfléchir à la manière dont nous développons ces infrastructures, afin de nous assurer que, dans vingt ou trente ans, nous ne répéterons pas les mêmes erreurs que les pays d’Europe occidentale ont commises il y a quelques décennies, en fragmentant les habitats. »
Le lynx demeure un symbole de la nature sauvage authentique, et la responsabilité de sa protection nous incombe à tous. Aussi, la survie à long terme de cette espèce dépend de notre capacité à concilier le progrès des infrastructures avec le respect de son habitat. (Trad Ionut Jugureanu)