La réhabilitation de Lucrețiu Pătrășcanu
Né en 1900 à Bacău, dans une famille d’intellectuels, il était docteur en droit de l’Université de Leipzig, en Allemagne. Acquis aux idées marxistes dès 1919, auteur de textes de droit, d’histoire, de philosophie, de sociologie et d’économie, il est considéré comme l’un des fondateurs du Parti communiste roumain.
Steliu Lambru, 29.09.2025, 11:07
Le 16 avril 1954, le juriste Lucrețiu Pătrășcanu, figure marquante du Parti communiste roumain, était exécuté par balles à la prison de Jilava. Ce fut une fin tragique pour ce militant politique idéaliste qui avait cru un moment que les idées communistes apporteraient le bonheur sur terre. Lucrețiu Pătrășcanu avait alors 53 ans. Né en 1900 à Bacău, dans une famille d’intellectuels, il était docteur en droit de l’Université de Leipzig, en Allemagne. Acquis aux idées marxistes dès 1919, auteur de textes de droit, d’histoire, de philosophie, de sociologie et d’économie, il est considéré comme l’un des fondateurs du Parti communiste roumain. Il sera nommé ministre de la Justice le 23 août 1944, lorsque la Roumanie abandonne son alliance avec l’Allemagne nazie et passe du côté des Alliés. À ce poste, Pătrășcanu participe aux côtés d’autres dirigeants communistes au processus de transformation de la Roumanie d’une démocratie libérale en une tyrannie communiste. Victime des luttes intestines de pouvoir au sein du Parti communiste, il se voit accusé en 1948 de nationalisme, de liens avec les services secrets britanniques et de collaboration avec les services secrets roumains d’avant 1945. Il sera rapidement démis de ses fonctions et assigné à résidence. Arrêté par la Securitate, la police politique nouvellement créée, sous prétexte de « déviationnisme » et d’« activités hostiles à l’encontre de la classe ouvrière », accusé d’espionnage, de trahison, de complot contre l’État et même de liens supposés avec les services secrets occidentaux, il sera condamné à mort et exécuté le 16 avril 1954. Son nom fut effacé des livres d’histoire et sa mémoire condamnée au silence officiel pendant plus d’une décennie. Il fallut attendre 1968, sous Nicolae Ceaușescu, pour que Pătrășcanu soit officiellement réhabilité, dans le cadre d’une opération politique visant à prendre ses distances avec les crimes de l’ère Gheorghiu-Dej et à se présenter comme un dirigeant réformateur. De fait, le jeune et ambitieux Nicolae Ceaușescu utilisa le cas Pătrășcanu surtout comme prétexte pour écarter des commandes les proches de l’ancien secrétaire général du Parti communiste, Gheorghiu-Dej, et notamment le ministre de l’Intérieur Alexandru Drăghici, que Nicolae Ceausescu percevait comme adversaire.
Le général de la Securitate Neagu Cosma se souvenait, en 2002, dans un entretien accordé au Centre d’histoire orale de la Radiodiffusion roumaine, du processus de réhabilitation, amorcé paradoxalement par la promotion d’Alexandru Drăghici. Ecoutons-le :
« Ceaușescu avait cette habitude de se débarrasser de la concurrence en déplaçant les hommes par la promotion. Et comme cela ne lui semblait pas suffisant, il a pensé mettre Drăghici hors d’état de nuire en ravivant l’affaire Pătrăşcanu. Une partie de l’enquête et de la préparation du procès avait été menée au ministère de l’Intérieur, à la Securitate, dont Drăghici était le patron. Ceaușescu s’est dit que de la sorte il parviendrait à piéger Drăghici. Il a convoqué donc Ion Stănescu, récemment nommé à la tête de la Securitate, et lui a demandé si des documents sur l’affaire Pătrăşcanu existaient encore dans les archives. Il lui a ordonné de les sortir pour vérification. Drăghici semblait savoir ce qui l’attendait, comme s’il avait préparé lui-même sa mise à l’écart. Au lieu de faire disparaître les dossiers, il les avait parfaitement classés. »
Réécrire l’histoire au profit du pouvoir
Pour donner une apparence de légalité, la décision ne devait cependant pas émaner directement du chef politique. Neagu Cosma :
« Ceauşescu a formé une commission d’enquête composée du procureur général, du ministre de la Justice, du chef des cadres du Comité central et d’autres responsables du parti encore. Il a nommé comme secrétaire de cette commission Grigore Răduică, qui travaillait à la section militaire du Comité central du Parti. Un document a été rédigé, devant conclure à l’innocence de Pătrăşcanu. Ce fut un texte absolument passionnel, dépourvu d’objectivité. Il devait ressortir que Pătrăşcanu avait été une victime totalement innocente, et que toute l’histoire de l’espionnage anglais n’avait été qu’une invention de la Securitate. »
À plusieurs décennies de distance de cette affaire, le général Neagu Cosma a tenté de rester objectif dans ses souvenirs. Neagu Cosma :
« Je ne mets pas en doute la loyauté ni le patriotisme de Pătrăşcanu, ni ses compétences professionnelles et intellectuelles. Je l’ai connu, c’était un homme absolument remarquable. Mais il avait, certes, des liens. Je ne dis pas qu’il était un agent de l’Intelligence Service, mais il avait des contacts, pour observer et analyser la situation de la Roumanie. Il avait compris, après 1945, que nous étions un pays occupé et que notre salut ne pouvait venir que si l’Occident réagissait. Il a eu des discussions, et lors de la Conférence de paix de Paris, on lui a même proposé de trouver refuge en Occident. Mais cela ne constituait pas des chefs d’accusation si graves qu’ils devaient conduire à sa mort. Repris par Ceaușescu, ces éléments ont été transformés en simples inventions. »
Une réhabilitation calculée pour légitimer la figure de Ceaușescu
Une fois les archives exploitées dans le sens attendu, Ceaușescu a réhabilité Pătrășcanu avec tout l’élan nécessaire. Neagu Cosma se souvenait :
« Dans l’affaire Pătrășcanu, la condamnation avait été parfaitement organisée et dirigée. Un document avait alors été signé par l’organe dirigeant restreint, le Bureau politique du Comité central du parti, et tous avaient apposé leur signature sur son arrêt de mort. Ils acceptaient le procès et la sentence. Ceaușescu ne se souvenait plus s’il avait lui-même signé le document. Il venait d’entrer au Bureau politique à cette époque et, après une première question adressée à Stănescu, il en a posé d’autres : « J’y figure ? Comment ? J’ai signé ? Je n’ai pas signé ? » Stănescu affirmait que son visage s’était illuminé lorsqu’il apprit qu’il n’avait pas signé. Il ne s’en souvenait plus. Aussi, il apparaissait sans tâche et pouvait s’investir à fond donc dans l’affaire Pătrășcanu, puisqu’il n’était pas compromis. Voilà ce qu’il en fut. »
La réhabilitation de Pătrășcanu a renforcé l’image de Ceaușescu en dirigeant légitime et juste. La propagande fut également mobilisée, notamment avec le film de fiction « Le Pouvoir et la Vérité », réalisé par Manole Marcus, qui porta ce message devant le public et qui transforma Pătrășcanu en une victime des épurations politiques des premières années du pouvoir communiste.