Roumains de la péninsule d’Istrie
Parmi les roumains vivant au-delà des frontières nationales, ceux de Croatie, plus précisément de la péninsule d’Istrie, sont sans doute les moins connus. La raison en est simple : ils sont les moins nombreux de tous les groupes roumains qui vivent hors de nos frontières et géographiquement les plus éloignés du noyau compact formé autour de l’arc carpatique et du bassin du Danube. Découverte.
Steliu Lambru, 13.10.2025, 10:04
Tous les Roumains ne vivent pas en Roumanie, pas plus que toutes les autres nations ne vivent pas exclusivement dans leurs propres pays. Aujourd’hui, des Roumains résident hors des frontières de la Roumanie, dans des pays riverains, en République de Moldavie, en Ukraine, en Hongrie, en Serbie, en Bulgarie, mais aussi en Grèce, en Macédoine du Nord, en Albanie et en Croatie. Parmi tous ces groupes, ceux de Croatie, plus précisément de la péninsule d’Istrie, sont sans doute les moins connus. La raison en est simple : ils sont les moins nombreux de tous les groupes roumains qui vivent hors de nos frontières et géographiquement les plus éloignés du noyau compact formé autour de l’arc carpatique et du bassin du Danube.
Pourtant, l’on trouve mention de ce groupe ethnique dès le milieu du XIXᵉ siècle ; l’historien et écrivain Gheorghe Asachi fut l’un des premiers à s’y intéresser. Leur langue, leur culture et leurs coutumes ont également retenu l’attention du philologue slovène Franz Miklosich, puis d’Andrei Glavina, le premier Istro-roumain à écrire au sujet de sa communauté.
Après 1918, avec la naissance de la Grande Roumanie, de nombreux Roumains nés hors des frontières nationales ont émigré, notamment des Balkans, pour rejoindre la Roumanie. Les cas d’Istro-Roumains ayant fait ce choix furent cependant très rares. Domenico Cvecici fut l’un de ces quelques Istro-Roumains décidés à devenir citoyens roumains. Aussi, en 1937, à l’âge de onze ans, il quitte son village natal de Šušnjevica pour étudier en Roumanie, à Cluj. Cvecici était originaire d’une région rocheuse, au relief karstique. Les habitants y vivaient surtout de l’élevage et de l’exploitation minière.
Accès difficile à l’éducation.
En 2002, il confiait au Centre d’histoire orale de la Radiodiffusion roumaine que les enfants des zones montagneuses reculées avaient peu de chances d’accéder à l’éducation.
« Les enfants istro-roumains étaient destinés à rester attachés à la terre, à aider leurs parents à la maison jusqu’à trouver une autre occupation ou à émigrer vers la ville. À la maison, nous ne parlions qu’en dialecte istro-roumain. L’italien n’entrait en ligne de compte qu’à l’école primaire ; lorsque j’y suis entré, je ne connaissais pas un seul mot. Les pauvres, certains peinaient à se démener dans cette langue ; ils apprenaient quelques mots et, pour le reste, lisaient ou copiaient dans les livres lorsqu’il fallait répondre. Peu d’entre eux ont réussi à faire des études, à cause aussi de la situation économique précaire de leurs parents, incapables de les soutenir au-delà de l’école primaire. »
Le manque d’eau, un problème
Les conditions du relief ne permettaient pas un développement économique important, mais un problème plus grave encore auquel ils étaient confrontés était le manque d’eau.
Domenico Cvecici : « La situation économique était précaire. Dans la région méridionale, dans les sept villages habités par les Istro-Roumains, il n’existait que deux sources d’eau douce. Elles jaillissaient des collines ou des montagnes, là où l’on faisait paître le bétail. L’on avait aussi une autre fontaine, construite par les habitants, qui servait à abreuver les animaux. Les gens allaient y chercher leur eau potable, soit avec des tonneaux montés sur des charrettes tirées par des bœufs, un vrai luxe, sinon les femmes la transportaient à dos. Il existait un récipient façonné pour s’adapter au dos des femmes, maintenu par une ceinture à la taille. La base du récipient, une fois remplie, était fixée dans cette ceinture ; la femme tirait une corde à l’avant pour la stabiliser et pouvoir la porter. La situation était dramatique : ceux qui vivaient loin de ces sources buvaient de l’eau de pluie filtrée. L’eau s’écoulait des toits dans un puits par des gouttières ; là, elle se déposait dans le sable, les impuretés tombaient au fond et seule une eau plus claire restait en surface, dépourvue toutefois de tous minéraux. »
Les fêtes au sein de la communauté
Dans cette communauté, les grands moments de la vie étaient célébrés, surtout les fêtes religieuses.
Domenico Cvecici : « Les fêtes, surtout Noël, se résumaient souvent aux gâteaux traditionnels. En revanche, chaque famille élevait un cochon pour ses besoins domestiques. Le feu, dans la plupart des maisons, se faisait à même le foyer, dans la pièce où se trouvait la cuisine ; en hiver, on y fumait aussi la viande. D’autres familles possédaient un poêle à bois pour cuisiner. À Pâques, on préparait surtout des gâteaux et des œufs rouges, et les adultes « baptisaient » ces plats d’un verre de vin, dont les enfants goûtaient, offerts par les parents ou sinon en cachette. »
Le dialecte istro-roumain
Domenico Cvecici se souvenait aussi du dialecte parlé à la maison et dans la communauté :
« De l’istro-roumain, je me souviens peu, seulement de quelques mots : Cire eşti tu ? Qui es-tu ? — ce rhotacisme, remplacer le n du roumain par le r, fait partie de notre dialecte. Malheureusement, il n’existait pas de poésies ni de prières en istro-roumain. A l’époque italienne, l’on employait l’italien, auparavant sans doute l’allemand. Les livres sacrés n’ont pas été traduit dans notre dialecte. Le Notre Père on le priait en l’istro-roumain : « Çaçăl nostru carele eşti în ceruri, fie numele tău sfinţit, fie voia ta precum în cer aşa şi pre pământ. ». »
Les Istro-Roumains établis dans la péninsule d’Istrie, en Croatie, ne sont plus aujourd’hui que quelques centaines de personnes. Un groupe ethnique réduit, certes, mais qui a su contribuer à l’histoire locale, et qui hérita d’une culture immatérielle riche, comprenant danses, chansons, contes, proverbes, pratiques magiques, coutumes liées à la naissance, au mariage, à l’enterrement et aux fêtes. (Trad. Ionut Jugureanu)