Les publications interdites dans la Roumanie communiste
Le plan de transformation radicale de la Roumanie du parti communiste a également inclus la culture. La nouvelle culture socialiste n’était en aucun cas une culture libre, mais bien son opposé : une culture violente et répressive, qui censurait brutalement le présent et surtout le passé. Ainsi, dans les bibliothèques publiques roumaines, des fonds secrets ont été constitués, rassemblant des livres, brochures et publications interdites, parus pour la plupart avant 1945-1948.
Steliu Lambru, 27.10.2025, 10:39
Une transformation radicale de la Roumanie
Le régime communiste s’est installé en Roumanie le 6 mars 1945 avec le soutien actif de l’Union soviétique, puissance occupante. Les transformations entreprises furent profondes, radicales, brutales. De la structure de l’État et jusqu’au traitement réservé aux citoyens et à leurs droits, rien n’a échappé au contrôle de l’idéologie marxiste-léniniste et du modèle soviétique.
Tout a été rapidement placé sous le signe de l’interdiction, de la violence, de la censure et des sanctions exemplaires, alors même que la propagande clamait l’avènement de la liberté et de la démocratie. Le vieux monde, d’avant 1945, était le plus souvent dénigré ou dissimulé au regard du public. Aussi, la censure du régime a-t-elle frappé de plein fouet les publications de la Roumanie démocratique d’avant 1945, donnant naissance, dans les institutions culturelles, les bibliothèques et les archives, à un phénomène inédit : la constitution des fonds secrets d’imprimés, dont l’un des plus importants fut celui de la Bibliothèque de l’Académie Roumaine, principal dépositaire du patrimoine imprimé du pays.
La note n°2323
En décembre 1944, le ministère des Affaires étrangères adressait à l’Académie Roumaine la note n°2323, l’invitant à désigner un représentant à une conférence sur l’application de l’article 16 de la Convention d’armistice avec les Nations Unies. Cet article stipulait que « L’impression, l’importation et la diffusion en Roumanie de publications périodiques ou non périodiques, la présentation de pièces de théâtre et de films, ainsi que le fonctionnement des stations de poste, télégraphe et téléphone, seront soumis à l’accord du Haut Commandement Allié (soviétique). »
Le bibliothécaire Traian Popovici en fut désigné. L’ordre du jour ne comprenait que trois points, à savoir : l’interdiction des publications antisoviétiques et profascistes ; la création d’une commission chargée de contrôler le contenu des publications autorisées ; et enfin, la destruction des œuvres jugées antisoviétiques ou pronazies, ainsi que la censure de certains passages dans les textes tolérés.
Ce fut le début de ce qui allait devenir, dès l’année suivante, l’index des publications interdites. Pendant les quarante-cinq années de régime communiste, 363 ouvrages et 182 périodiques de la Bibliothèque de l’Académie Roumaine furent classés secrets. Dans ces conditions hostiles, le personnel de la Bibliothèque fit d’immenses efforts pour que ces imprimés soient conservés.
Témoignages
Nicolae Noica, actuel directeur de l’institution, évoque, lors du lancement d’un ouvrage consacré à l’histoire de la Bibliothèque de l’Académie Roumaine entre 1948 et 1989, un tableau digne d’un enfer peint par un maître de la Renaissance.
« Compte tenu du contexte, surtout dans les premières années du pouvoir communiste, on peut dire que la création de ce fonds a été un geste de protection des livres devenus gênants pour le nouveau régime. Dans d’autres bibliothèques, ces ouvrages ont été détruits, brûlés, jetés. Avec le temps, le fonds secret s’est organisé. À partir de 1958, les livres interdits ont été rassemblés dans un dépôt spécial. Selon les instructions, les ouvrages censurés étaient étiquetés : « publications interdites » ou « publications réservées ». Il y avait une salle spéciale où la lecture se faisait uniquement sous surveillance, après que le lecteur avait obtenu le droit d’accéder au fonds secret. »
De grands auteurs sur la liste interdite
Le Fonds spécial a recueilli au fil des ans des œuvres signées par les plus grands auteurs roumains, tels le poète Mihai Eminescu et l’historien Nicolae Iorga, mais aussi les écrits, discours, journaux et correspondances des anciens souverains de Roumanie. Les textes des figures majeures du libéralisme roumain, comme les membres de la famille Brătianu, étaient eux aussi inaccessibles au public large. Même des auteurs étrangers qui avaient écrit sur la Roumanie se retrouvaient dissimulés dans ce fonds. Les historiens, eux, voyaient leur accès restreint aux textes des auteurs fascistes, ce qui constituait bien évidemment une entrave sérieuse à toute recherche objective.
Nicolae Noica : « Parmi les ouvrages conservés dans le fonds secret se trouvent certains articles politiques d’Eminescu. On y trouve aussi même un livre signé par Gheorghiu-Dej, secrétaire général du parti communiste roumain entre 1945 et jusqu’à sa mort, survenue en 1965, intitulé « Cinq ans de libération de la Roumanie ». À partir de 1960, avec le changement de l’orientation politique du parti communiste roumain, plusieurs livres interdits auparavant, notamment ceux de l’historien Iorga, sont redevenus accessibles au public. Outre les livres et périodiques, le fonds secret contenait aussi des photographies liées à la monarchie et aux partis historiques. Enfin, des cartes figuraient dans ce fonds, comme la carte de la Roumanie méridionale de 1864, la carte des départements roumains entre 1862 et 1868 ou la carte de la frontière roumano-hongroise issue du traité de Trianon. »
L’histoire du Fonds secret de la Bibliothèque de l’Académie Roumaine n’est en essence que la marque de fabrique d’un régime totalitaire qui a traité avec brutalité et mépris tout ce qui l’avait précédé. Au nom d’une idéologie intolérante et meurtrière, prétendant agir selon les plus hauts principes humanistes, ce régime a mené une guerre irrationnelle contre les hommes et contre l’esprit, mais une guerre qu’il perdra finalement. (Trad. Ionut Jugureanu)