Les femmes du goulag roumain
Bien que la femme ait toujours été bien présente dans la grande Histoire, sa trace fut souvent ignorée par l’historiographie. Les femmes ont pourtant vécu, à l’instar des hommes, les mêmes tragédies au 20e siècle, souffrant le même calvaire que leurs comparses masculins dans les prisons communistes. L’une des figures féminines les plus impressionnantes est sans doute celle de l’enseignante Iuliana Preduț, membre de la famille de Toma Arnăuțoiu, leader des partisans anticommunistes qui ont activé dans les monts Făgăraș pendant plus d’une décennie, dès la fin des années 1940. En 1958, l’enseignante Iuliana Preduț, accusée d’avoir soutenu la résistance anticommuniste et les groupes de partisans retranchés dans les montagnes, sera arrêtée dans l’école même, où elle enseignait, et embastillée, avec toute sa famille. Enceinte de 6 mois au moment de son arrestation, elle sera incarcérée dans la très redoutée prison de Văcărești, où elle accouchera d’une fille, prénommée Libertatea Justina, soit, Liberté Justice en français.
Steliu Lambru, 02.08.2021, 13:26
C’est en 2001 que le Centre d’histoire orale de la Radiodiffusion roumaine a eu le privilège d’enregistrer une interview avec l’héroïne d’autrefois. Ecoutons-la : « Ils m’avaient mise dans la cellule n° 116 et puis, pour me rendre la vie misérable, ils m’avaient carrément enfermée dans une toilette à la turque, vous savez, des celles qui ont des trous dans le sol. Il y avait six trous creusés dans le sol, et en-dessous le grand trou, déjà tellement rempli qu’il débordait. L’odeur fétide de l’endroit, puis le voyage tellement pénible que j’avais dû faire lorsque l’on m’avait transférée du poste de la Sécuritaté de Piteşti vers le fameux pénitentiaire de Văcăreşti, tout cela m’avait énormément affaibli. J’avais faim, j’avais mal partout, mais j’avais surtout faim. C’était atroce, je pensais que j’allais m’évanouir. À la fin, je me suis laissé choir dans l’urine qui recouvrait le sol. Je n’en pouvais plus. »
Iuliana Preduț lutte contre la peur, l’effroi, contre le sort, contre la machine infernale de la répression communiste. Seule dans sa cellule, prête à mettre au monde sa petite fille :« Finalement, j’étais parvenue à m’étendre sur un lit. Mais je sentais le regard des gardes de l’autre côté de la porte, à travers le judas. Cela étant, j’avais rassemblé quelque peu mes forces et jeté un coup d’œil autour de moi. C’était atroce. Il y avait des lits superposés jusqu’au plafond, et tout était sens dessus dessous. Sur le plancher, il y avait des traces de sang encore rouge, puis des morceaux de coton, des restes et même des excréments. Je naviguais en plein cauchemar. J’avais peur, d’autant que j’entendais de drôles de bruits en provenance du hall. Il y avait comme une sorte de râle d’homme, entrecoupé par un bêlement de mouton, et puis comme des cris de grand fauve. J’étais transie. Le bébé se débattait dans mon ventre, c’était comme s’il voulait s’échapper de ce cauchemar. J’ai lâché prise, j’avais commencé à pleurer, et je ne pouvais plus m’arrêter ».
Mais, au fin fond du désespoir, Iuliana Preduț entrevoit la lumière de l’espoir :« La peur me torturait tant, que j’avais commencé à prier le Seigneur, lui demandant de mettre fin à mes jours. Je savais que c’était un pêché, parce que je portais en moi une autre vie qui avait le droit de vivre, mais je n’en pouvais plus. Et puis, d’un coin obscur de la pièce surgit d’un coup un rayon de lumière, un rayon éblouissant, qui m’aveugla et, au-dessus, la Vierge, endeuillée, qui me dit : « N’aie pas peur. Pourquoi avoir peur ? Je suis avec toi. » Elle a disparu ensuite, tout comme elle était venue. Mais j’avais été tout de suite gagnée par une paix intérieure profonde, comme par une sorte de béatitude. Le bébé a cessé à son tour de bouger, mes larmes ont séché comme par enchantement, et même le regard que je portais sur cette cellule terrifiante avait changé. Je n’en voyais plus qu’une cellule de prison banale, où l’espoir devait vaincre la peur et la souffrance. Et avec mes forces retrouvées, j’avais commencé à ranger cette pièce, j’avais ramassé les restes, les couvertures ensanglantées, les fèces qui empestaient par terre, j’avais porté tout ça vers un bout de la pièce, pour essayer de m’aménager un petit coin tant soit peu correct. »
L’extase mystique aidera Iuliana Preduț à sortir de l’ornière. Un homme, qui avait conservé son humanité, l’aidera : « J’aurais voulu me laver les mains, mais il n’y avait pas d’eau. Je n’osais pas toquer à la porte. Je connaissais les règles, je savais que je risquais d’essuyer un refus, voire pire. Mais voilà que le judas s’ouvre doucement, et qu’un gardien y pousse à travers un bol d’eau. Comme s’il m’invitait à boire. Puis il referme doucement le judas, sans bruits. Je me lave mes mains, ensuite me suis rassise au bord du lit. J’entends la voix du même homme. Il m’appelle, il demande le bol. Je le lui tends, et il y verse du lait. Je n’en avais plus vu depuis qu’ils m’avaient arrêtée. Et il me demande ce que j’avais vu. Il m’avait observée à travers le judas, il avait vu l’effroi, la panique qui m’avait gagnée au départ, puis il avait remarqué que j’avais d’un coup cessé de m’affoler. Je lui ai raconté ma vision, la Sainte Vierge. Et ses yeux se remplirent de compassion. J’avais vu ça à travers le judas, j’avais pu déceler cela. Et je lui ai alors demandé l’origine de ces bruits affreux qui n’avaient jamais cessé. Il m’avoua qu’on se trouvait dans une aile de la prison qui faisait office de mouroir ».
Iuliana Preduț a survécu à la prison, et même au régime communiste. Elle a survécu pour pourvoir témoigner et donner la mesure de la barbarie dont les hommes ont été capables au 20e siècle. (Trad. Ionuţ Jugureanu)