Avant 1919, les Juifs qui vivaient en Roumanie étaient dépourvus de leurs droits civils.
En effet, le fameux article 7 de la première Constitution dont les Principautés roumaines se sont dotées, celle de 1866, réservait l'octroi de la nationalité roumaine aux seuls chrétiens de rite orthodoxe. En dépit de cet état de fait, un nombre significatif de Juifs qui vivaient sur le territoire de l'Etat roumain nouvellement constitué ont eu un apport considérable à l'essor de l'économie, de la culture et des arts roumains de l'époque. En outre, beaucoup d'entre eux ont pris les armes sous la bannière roumaine, d'abord en 1877, pour faire valoir l'indépendance de la Roumanie à l'égard de la Sublime Porte, voire, plus tard, lors de la Première Guerre mondiale.
Ce n'est qu'en 1919, à l'issue de la Grande guerre, que les Juifs de ce qu'on appelait l'ancien royaume de Roumanie, formé des principautés de Moldavie et de Valachie, avant que la Transylvanie ne rejoigne la Roumanie, recevaient la nationalité roumaine. Aussi, l'Etat roumain, victorieux et issu agrandi du conflit, était tenu de par les traités de paix de reconnaître les droits des minorités qui allaient intégrer la nouvelle structure de l'Etat roumain. De fait, la législation roumaine de 1919 allait acter une réalité internationale. Une réalité qui était en train de couronner par ailleurs les dizaines d'années d'activisme des organisations juives qui avaient réclamé à cor et à cri l'accès à la nationalité roumaine pour les Juifs de Roumanie.
Cent ans plus tard, l'historienne Lya Benjamin nous raconte l'histoire de cette bataille que les Juifs de Roumanie ont menée pour la reconnaissance de leurs droits politiques, en ce y compris l'accès à la nationalité roumaine : «L'histoire des Juifs dans le contexte politique roumain, l'histoire de cette lutte en reconnaissance de leurs droits politiques, débute en 1857, à la veille de l'union entre la Moldavie et la Valachie, cette union qui aura lieu deux années plus tard, en 1859, et qui signera l'acte de naissance de la Roumanie. C'est en 1857 que Iuliu Barasch, leader de la communauté juive, adresse un mémoire au prince régnant de Valachie, Alexandre II Ghica. Dans ce mémoire, Iuliu Barasch revendique une série de droits pour sa communauté. Il écrivait, je cite : « Nous attendons la même égalité en droits que celle dont jouissent nos coreligionnaires presque partout ailleurs en Europe ». Mais cette revendication ne deviendra réalité qu'à la fin de la Première Guerre mondiale, et même alors, après moult hésitations et en la conditionnant par toute sorte de situations d'exception ».
La Roumanie d'avant 1918 était vraiment une société rurale, traversée par des sentiments xénophobes, comme la plupart des sociétés d'Europe centrale et de l'Est de l'époque. L'antisémitisme roumain était partie prenante d'un sentiment européen plus étendu. Cela fait que, en dépit de toute une série de campagnes de sensibilisation visant autant l'opinion du Roumain moyen que la classe politique, le statut juridique des Juifs demeure inchangé jusqu'au printemps 1918. A ce moment-là, la Roumanie, acculée et isolée après la défection russe, s'est résolue à signer la Paix de Bucarest avec les Allemands et l'Autriche-Hongrie, et cela avant même que la guerre ne prenne fin dans les autres parties de l'Europe. Cette paix, jamais ratifiée, n'empêcha pas la Roumanie de reprendre ensuite les armes, pour se retrouver dans le camp des vainqueurs.
Lya Benjamin : « La signature de la Paix de Bucarest du 24 avril 1918 représente une victoire d'étape importante dans le long chemin qui a mené à la fin à la reconnaissance plénière des droits civils et politiques des Juifs de Roumanie. Dans ce traité, les Allemands exigeaient que la Roumanie garantisse les droits des minorités. Plus encore, l'article 28 du traité de paix, dédié en particulier à la minorité juive, signifiait que la foi religieuse, quelle qu'elle soit, ne peut influer sur l'existence et sur l'exercice des droits civiles et politiques. Plus encore, le même traité prévoyait l'apparition d'une loi, censée octroyer à tous ceux qui avaient pris part aux campagnes militaires menées par la Roumanie et qui n'étaient pas des citoyens d'un Etat tiers, ainsi qu'à ceux qui étaient nés en Roumanie de parents nés sur le sol roumain, tous ceux-là donc pouvaient accéder sans conditions à la nationalité roumaine, la loi leur garantissant l'égalité en droits avec les Roumains « de souche» ».
Le premier pas fut donc franchi à ce moment-là, peu avant la fin de la Grande guerre. Mais si le gouvernement dirigé par le conservateur Alexandru Marghiloman essaya d'appliquer à la lettre les dispositions du traité de paix, les opposants de la Paix de Bucarest faisaient de leur mieux pour le faire échouer.
Lya Benjamin : « L'on prétend que cette partie du traité de paix avait été introduite à la demande expresse de la communauté juive d'Allemagne. Quoi qu'il en soit, la loi Marghiloman est adoptée à l'été 1918, prévoyant l'octroi de la nationalité roumaine aux Juifs de Roumanie. Mais cette loi est assez restrictive et sa mise en application s'avère compliquée. L'Union des Juifs de Roumanie proteste d'ailleurs le 25 juillet 1918 au Parlement, réclamant la teneur de la loi qui, selon elle, contrevenait à l'esprit du traité de paix. La formule employée par la loi avait un caractère vague, le terme « juif » étant enlevé du texte. Les certificats et les preuves exigés par la loi pour prouver le bien-fondé de la demande de naturalisation étaient difficiles à obtenir et à fournir par les principaux intéressés aux autorités. Le président de l'Union, Wilhelm Filderman, estimait que la loi, telle qu'elle avait été formulée, s'avérait de fait inopérante. »
L'automne 1918 voit la Roumanie passer du camp des vaincus des Pouvoirs centraux, dans le camp des vainqueurs. Considéré comme traître, Alexandru Marghiloman doit démissionner au mois de novembre 1918, étant remplacé à la tête du gouvernement par le chef de file des libéraux, son ennemi juré, Ionel Brătianu. Et l'on voit du coup ce que l'on a appelé la loi Marghiloman partager le sort de son initiateur, et se faire jeter aux oubliettes. Une nouvelle loi, assez ressemblante à la loi Marghiloman, initiée cette fois par Ionel Brătianu, s'avère à son tour n'être pas plus convenable pour les Juifs qui devaient en bénéficier, loin s'en faut. Et cela mène à une situation complètement saugrenue. En effet, l'on voit les Juifs des nouvelles provinces qui ont rejoint la Roumanie, c'est-à-dire ceux de Transylvanie, de Bucovine, du Banat ou encore de Bessarabie recevoir d'emblée la nationalité de leur nouvel Etat, la Roumanie, la même nationalité qui était encore refusée aux 270 mille Juifs originaires de l'ancien royaume, c'est-à-dire aux juifs originaires des deux provinces historiques qui le composaient : la Valachie et la Moldavie. Les organisations juives poussent alors pour que l'octroi de la nationalité se fasse par simple déclaration sur l'honneur, certifiant ainsi de la naissance sur le sol roumain des demandeurs de la naturalisation. Enfin, l'on voit Ionel Brătianu céder.
Lya Benjamin : «Sous cette pression, Brătianu, qui se trouvait à l'étranger au printemps 1919, transmet le texte de la nouvelle loi de naturalisation, une loi qui, dans sa formule, rencontrait les desiderata de la communauté juive de Roumanie. Le président de la communauté juive, Wilhelm Filderman, se félicitait d'ailleurs de l'apparition de cette nouvelle loi, dont le texte prévoyait l'octroi de la nationalité roumaine aux Juifs nés en Roumanie suite à une simple déclaration déposée par l'intéressé. La loi en question sera publiée au Journal officiel du 28 mai 1919».
Malheureusement, cette loi ne fera pas long feu, car elle n'ira pas préserver pour longtemps le sort des Juifs de Roumanie. En 1938, une nouvelle loi visant la révision de la nationalité, et qui ciblait les Juifs en particulier, verra le jour. C'était le prélude de la Shoah roumaine, toute proche. (Trad. Ionut Jugureanu)
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