L'histoire de l'un des industriels roumains les plus talentueux du début du 20e siècle, racontée par son fils, Ionel Mociorniță.
A compter de 1878, une fois l'indépendance acquise, l'économie roumaine prend son véritable essor. Les crédits externes contribuent largement à la création du système bancaire et des établissements nationaux du crédit, censés transformer en réalité les initiatives des entrepreneurs autochtones. L'industrie roumaine naissante peut même se targuer d'avoir largement bénéficié d'un accès préférentiel aux crédits, grâce notamment aux marges bénéficiaires qu'elle s'avère capable d'engranger très vite. Une nouvelle catégorie sociale verra ainsi le jour. Il s'agit de la classe de l'entrepreneur roumain, des personnes généralement courageuses et capables, qui feront vivre l'industrie roumaine. Parmi eux, quelques noms sortent du lot. Max Auschnitt, Ion Gigurtu, Nicolae Malaxa, Aristide Blank, mais aussi, sans aucun doute, Dumitru Mociorniță, l'un des industriels roumains les plus talentueux du début du 20e siècle.
Né en 1885, dans une famille modeste, Mociorniță est l'exemple même de l'autodidacte, pour lequel la recette du succès ne réside pas dans l'origine sociale, mais dans ses aptitudes natives, dans l'éducation acquise au fil des ans, et dans l'appui des comparses influents. En 1997, le Centre d'histoire orale de la Radiodiffusion roumaine enregistrait la voix de Ionel Mociorniță, le fils de Dumitru Mociorniță, qui détaillait les conditions qui ont conduit au succès de son père : « Mon père, Dumitru Mociorniță, était fils de paysan pauvre, originaire du village de Ţintea du département de Prahova. Il a quitté la maison familiale, et le pays, dès la fin de ses études primaires, et n'est rentré qu'après avoir achevé à succès les Hautes Etudes Commerciales de Paris, premier de sa promotion de 400 étudiants. Il rentre pour revoir sa famille, et c'est à cette occasion qu'il rencontre ma mère, fille de l'industriel Grigore Alexandrescu, fondateur de l'industrie roumaine de la maroquinerie et de la chaussure. Mon grand-père avait fondé une petite fabrique en 1862. Et c'est ainsi que mes parents ont uni leurs destins. Mon père a d'abord collaboré avec son beau-père, jusqu'en 1923, puis il s'est lancé à son compte. Il obtient un prêt de la Banque générale de Roumanie, puis, aidé par Vintilă Brătianu, futur président du Parti national libéral, et par son beau-père, Gargaran, il achète deux hectares de terrain, situés près de Bucarest, et il fonde sa propre entreprise de maroquinerie, qui va développer plusieurs filières au fil des ans, dont notamment la chaussure, la sellerie, les articles de voyage et ainsi de suite. »
En effet, en 1923, Dumitru Mociorniță fonde sur un terrain vague, à la périphérie de Bucarest, la fabrique qui portera son nom. Il achète en crédit-bail des machines, ramenées depuis l'Allemagne et l'Angleterre. Très vite, il deviendra le plus important fabricant de chaussures de Roumanie de l'entre-deux-guerres. Et il prépare ses fils pour prendre les rênes de sa société, demeurée toujours une affaire de famille, malgré son essor rapide. Ionel Mociorniță : « Notre formation, la mienne et celle de mon frère, avait débuté lorsque nous avions atteint l'âge de 11 ans. L'on rentrait de l'école à 14h00, on faisait nos devoirs, et puis nous devions apprendre le métier. Mon père estimait que nous ne pouvions pas diriger une entreprise à moins d'en connaître les moindres rouages. Et je crois qu'il avait raison. Ainsi, nous n'avons pas eu une vraie enfance, et encore moins une enfance dorée. Pendant les grandes vacances, au lieu d'aller en villégiature à la montagne, à Predeal, ou au bord de la mer Noire, à Eforie par exemple, deux endroits où la famille avait des maisons de vacances, il nous envoyait en stage, dans des ateliers de tanneurs ou des fabriques de maroquinerie à l'étranger. C'est ainsi que je suis arrivé à travailler à Fribourg, à Grenoble et ailleurs. J'avais tout appris sur le tas. On a même passé l'examen pour devenir compagnons du métier devant les syndicats. »
La qualité des produits de la marque Mociorniță faisait l'unanimité de la clientèle. En 1945 cependant, l'occupation soviétique et l'arrivée des communistes au pouvoir allaient sonner le glas de cette belle aventure industrielle familiale. Le 11 juin 1948, la fabrique de Dumitru Mociorniţă allait être nationalisée. Depuis des années déjà, son patron se faisait d'ailleurs traiter de fasciste, et la presse communiste l'accusait de soutenir le mouvement légionnaire, d'extrême droite. Ionel Mociorniță évoque cette période sombre, et tient à défendre l'image de son père : « Mon père avait été libéral, puis il a cessé de faire de la politique, alors même que I. G. Duca et Gheorghe Tătărescu, deux anciens premiers-ministres libéraux, lui avaient proposé de rejoindre leurs cabinets respectifs. En 1938, il se retrouve néanmoins sur la liste des sénateurs nommés par le roi Carol II, au moment où ce dernier avait instauré sa dictature personnelle. Mon père ne pouvait pas se dédouaner, mais il nous avait défendu de parler du roi à la maison. D'un autre côté, il est vrai qu'il était admiré par les légionnaires. Leur leader, Corneliu Codreanu, donnait mon père en exemple dans ses discours. Mais mon père n'a jamais rencontré Codreanu en personne, il ne lui avait jamais parlé. Lorsque les fascistes roumains ont pris le pouvoir, le général Antonescu et ses alliés légionnaires, un ingénieur, originaire de Sibiu, était descendu dans son entreprise, et il dit à mon père : « Monsieur Mociorniță, je viens d'être envoyé par le mouvement légionnaire pour procéder à la roumanisation de l'usine ». C'était pour confisquer les avoirs des Juifs et pour les mettre à la porte. A cela, mon père, devant les 40 personnes qui étaient présentes à cette scène, a pris le gars par les épaules, et lui a montré la porte. Ce fut cela, sa connivence avec les légionnaires. »
A l'arrivée des communistes, Dumitru Mociorniță se refuse à quitter le pays. Ses biens seront nationalisés, deux de ses deux fils feront de la prison politique. Lui-même, gravement malade, s'éteint en 1953, à 68 ans. (Trad. Ionuţ Jugureanu)
Liens utiles
Copyright © . All rights reserved