La culture alternative roumaine a jailli avec force, exprimant l’irrépressible besoin de liberté dont elle s’était fait la voix.
La mainmise du régime communiste sur la vie sociale, politique et culturelle roumaine s'est voulue totale. Le canon culturel, établi par les apparatchiks du secteur, devait être strictement observé, mais ce canon était surtout de mise pour la culture officielle, alors que les formes alternatives d'expression culturelle étaient ignorées et reléguées aux oubliettes par le régime.
Les musiques rock, jazz, blues et folk se sont ainsi progressivement érigées en des formes de culture alternative. La musique pop en revanche, plutôt agréée par le régime, devait, elle, se plier, bon gré mal gré, aux injonctions du régime et de sa politique culturelle officielle. Toutefois, qu'il s'agisse de l'une ou de l'autre forme d'expression, les sources d'inspiration des compositeurs roumains étaient, par la force des choses, plutôt étriquées. Ceci dit, pendant certaines périodes, la culture alternative roumaine a jailli avec force, exprimant l'irrépressible besoin de liberté dont elle s'était fait la voix. Les disques de musique beat, rock, blues et jazz, passés parfois en sous-main depuis l'Occident avec d'autres biens de consommation très convoités à l'époque, tels les jeans ou les produits de beauté, ont pourtant pénétré et nourri les amateurs de musique, en dépit de la censure et du haut degré de confinement du pays imposé par le régime. Importés par les rares Roumains qui pouvaient voyager au-delà du rideau de fer, ou encore par les étudiants étrangers inscrits dans les universités roumaines, ces disques complétaient une culture musicale, forgée grâce à la réception, illégale elle aussi, des émissions des radios étrangères, telles Free Europe ou la Voix de l'Amérique. Célèbres sont restées dans les mémoires l'émission de jazz réalisée par Willis Conover, et diffusée sur les ondes de la Voix de l'Amérique, et l'émission rock, réalisée par Cornel Chiriac, et diffusée par la radio Free Europe, sur les ondes courtes.
Mais la culture alternative n'était pas épuisée par les seules notes musicales, les textes, parfois à clé, prenant toute leur place dans le succès remporté par ces nouvelles formes d'expression musicale. En effet, la pénurie alimentaire et des biens de consommation ainsi que l'atmosphère devenue chronique dans les années 80, constituait un terroir fertile pour l'émergence de cette culture alternative et contestataire du régime. Face au succès manifeste, le régime essaya de l'apprivoiser, organisant des festivals officiels, tels ceux de jazz de Sibiu ou de Costineşti. L'historien Sorin Antohi se souvient du moment de début de la crise alimentaire des années 80, crise qui allait longuement hanter les mémoires: «Pour moi, la crise généralisée des biens de consommation s'entremêle au souvenir que je garde du retour du Festival de Jazz de Sibiu en 1980. J'allais vers Iaşi, avec des amis. Nous avons changé de train dans la ville de Ploiești. Et dans l'obscurité du petit-matin, car il faisait encore nuit, je me souviens avoir assisté à une scène incroyable : une vraie bagarre entre les gens qui faisaient la queue devant une supérette pour des demi-paquets de beurre. Pas des paquets entiers de beurre, mais des demis. On avait coupé en deux les paquets de beurre, pour en satisfaire le plus grand nombre de gens. Et, même ainsi, il n'y en avait pas assez. Donc, les gens avaient commencé à s'empoigner pour réussir à arracher ces demi-paquets de beurre. »
Le canon musical officiel était, lui, tellement corseté, que de plus en plus d'artistes essayaient de le contourner. Parmi eux, l'architecte Alexandru Andrieș, l'un des représentants les plus marquants de la culture musicale alternative des années 70 et 80. Deux de ses tubes, « Quelle belle ville !» et « Le journal télévisé » ont marqué la mémoire des contemporains. La première chanson chargeait en mode ironique l'industrialisation forcenée, imposée par les plans quinquennaux du régime communiste, qui ne se souciait pas le moins du monde d'en défigurer le paysage urbain. L'ironie mordante du texte ne laissait pas en reste les privilèges de la nomenklatura communistes qui, elle, occupait toujours les beaux quartiers. La deuxième chanson, « Le journal télévisé », ne se voulait pas au départ une musique subversive. Elle l'est devenue pourtant dans les années 80, lorsque la crise alimentaire a frappé la Roumanie de plein fouet. A l'occasion d'une récente conférence, Andrieș remémorait les débuts de sa passion pour la musique alternative : « Je dois avouer avoir eu quand même beaucoup de chance, parce que, tout d'abord, ma tante, la sœur de ma mère, avait réussi à émigrer en 1966 aux Etats-Unis. Elle avait épousé un Américain. Et donc c'est grâce à elle que j'ai eu accès à des disques et à des livres introuvables en Roumanie à l'époque. Je me souviens surtout d'une collection de disques de musique traditionnelle américaine musique jouée à partir de 1900, éditée par le musée Smithsonian. La musique des Noirs d'Amérique, le blues, et puis les chansons des Peaux-rouges. J'avais voulu à tout prix avoir cette collection, et j'avais convaincu ma tante de l'acquérir et de me l'envoyer. Je ne me suis pas rendu compte du poids que ce colis allait peser. Et, évidemment, une fois arrivé, les autorités m'ont appelé, et j'ai été interrogé sur le contenu de ce colis improbable, débarqué depuis les Etats-Unis. »
L'usage de la langue anglaise est aussi devenu une composante intrinsèque de la culture musicale alternative de l'époque. Andrieș remémore le lecteur de disques en vinyle apporté en classe par sa prof d'anglais, qui leur faisait écouter des morceaux des Rolling Stones. Mais Andrieș se refuse à écrire ou à chanter en anglais : « J'étais révolté de ne pas pouvoir écouter en roumain ce que j'écoutais dans d'autres langues. Cela me mettait en boule. Je dédaignais la musique pop roumaine qui passait à la radio, avec ses textes imbuvables, parce que ces compositeurs et ces chanteurs ne voulaient pas avoir maille avec la censure. Ces textes étaient surtout des reprises des poètes roumains consacrés, rien de très intéressant donc. J'ai alors commencé, à mon tour, à écrire des textes, mais que j'aurais aimé écouter. Pourtant, à ce moment-là, je ne pensais pas une seconde arriver à les mettre en musique, et les chanter devant un public. »
La musique alternative roumaine a gardé ses fans même après la chute du régime, fin 1989. Ses inconditionnels y demeurent attachés, un brin nostalgiques, pour ce que cette musique a représenté en tant que porte-drapeau d'une liberté interdite à l'époque de leur jeunesse. (Trad. Ionuţ Jugureanu)
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